Un coup de cœur du Carnet
Antoine WAUTERS, Mahmoud ou la montée des eaux, Verdier, 2021, 142 p., 15,20 € / ePub : 10,99 €, ISBN : 978-2-37856-112-3
De ce nouveau roman d’Antoine Wauters, écrit sous la forme tantôt douce, tantôt dure de vers libres, on souhaiterait ne rien dévoiler de trop, tant il faut se laisser emporter par l’élan des mots, le flux des phrases courtes, la répétition de certaines d’entre elles, la plongée lente que procure un texte bouleversant, qui trouve son origine dans la tragédie vécue par le peuple syrien depuis des décennies.
Lors de son Voyage en Orient, Nerval avait pu écrire, sur le mode alors élégiaque d’un exotisme mythique cher au 19e siècle : « En Orient, chacun a son air favori, et le répète sans se lasser du matin au soir, jusqu’à ce qu’il en sache un autre plus nouveau. » Un siècle et demi plus tard, pour Mahmoud Elmachi, enseignant et poète syrien, septuagénaire brisé par les souffrances, l’emprisonnement, la torture, la répression, le démantèlement de sa famille, il n’existe plus d’air favori ni d’air nouveau. Si la répétition est toujours là, sans trêve de jour comme de nuit, c’est bien celle d’une sombre mélopée, où, face à des guerres sans merci et sans fin, un village aimé, des villes, des habitants cherchant en vain grâce et répit sont eux-mêmes devenus « une publicité pour la mort ».
Mahmoud a pour refuge, non loin de son cabanon, les eaux en apparence fort calmes d’un lac, une barque bleue, un masque, un tuba, des palmes. Au fond du lac el-Assad se trouvent pourtant un village, une école, une mosquée, des arbres pourris, engloutis par la construction sur l’Euphrate plus que millénaire, au début des années 1970, du barrage gigantesque de Tabqa, à la démesure du dictateur en place Hafez el-Assad. Le père du dictateur actuel, Bachar, ophtalmologue policé formé en Grande-Bretagne, devenu aussi violent et meurtrier que son père lorsqu’il en prit la succession : « les monstres naissent dans la nuit. » Se rapprochant du lac, des guerriers tout aussi violents et monstrueux, combattant les uns pour Daech, d’autres pour le régime baasiste, d’autres encore pour une libération hypothétique du pays, dans la foulée de ces « Printemps arabes » qui ont conduit les trois enfants de Mahmoud et Sarah, sa femme, à partir combattre eux aussi pour leur liberté. De leurs deux fils Brahim et Salim et de leur fille Nazifé, ils n’ont plus jamais eu de nouvelles. Absence. Silence. Disparition. Sarah, poète également, s’est réfugiée dans la lecture des auteurs russes et les cigarettes. Mahmoud, dans ses descentes en apnée qui le ramènent à ce qu’il a connu d’heureux avec Sarah, et de douloureux : une première épouse, Leïla, morte en couches avec leur petite fille.
Le roman se lit essentiellement au travers de la parole monologuée du « vieillard Mahmoud », de ses quelques rencontres, de ses souvenirs, de son amour pour Leïla et pour Sarah toujours là, de sa voix de poète dont il ne sait plus que faire : « Toute ma vie, j’ai écrit parce que je souffrais de voir / se briser ce pays : celui des rêveries de l’enfant. / (…) À ma sortie de prison, ne me restait sur le crâne / qu’une grande calotte glaciaire. / J’avais perdu mon âme. / Ma barbe avait blanchi. / Je n’étais plus rien. » En quelques rares contrepoints, Sarah dit son amour à celui qui ne la touche plus, qui ne remarque pas ses yeux, qui ne l’entend pas : « De ta main droite, ta bonne main, tu traces des / lettres dans le vent. / Je ne peux pas lire ce que tu écris / mais j’aime suivre le tracé de ta main. »
On ne s’étonnera pas que le personnage principal porte le prénom d’un grand poète palestinien, Mahmoud Darwich. Ni qu’Antoine Wauters, poète et écrivain, l’un des plus talentueux de sa génération, ayant déjà entremêlé prose et poésie (notamment dans Césarine de nuit, Cheyne, 2012), livre au fil des pages des fragments de poèmes écrits par d’autres, en syrien, en persan ou en hébreu. Outre qu’il fait écho à un contexte géopolitique contemporain toujours aussi meurtrier pour un ensemble de populations, on reste saisi d’émotion. Dans ce très noir et bel éloge d’une résistance usée, symbole de celle d’un peuple, l’auteur nous interroge, avec une liberté paradoxale qui lui est coutumière, sur la puissance salvatrice des mots et de l’écriture.
Alain Delaunois
D’Antoine Wauters, signalons également la parution récente en poche de Pense aux pierres sous tes pas, Folio/Gallimard, 240 p., ISBN : 978-2-072903977