Louis Adran ou l’éblouissement fauve

Un coup de cœur du Carnet

Louis ADRAN, Nu l’été sous les fleurs précédé de Traquée comme jardin, Cheyne, coll. « Verte », 2021, 96 p., 17 €, ISBN : 978-2841163052

adran nu l'été sous les fleursAprès un éblouissant premier recueil poétique Cinq lèvres couchées noires, paru aux Éditions Cheyne en 2020, Louis Adran nous plonge dans l’incandescence fauve d’un deuxième recueil, Nu l’été sous les fleurs précédé de Traquée comme jardin.

Qu’est-ce que la syntaxe ? Comment épouse-t-elle une autre langue après avoir consommé le divorce avec la langue officielle ? L’économie poétique de Louis Adran est celle d’un écrire qui rompt avec le dire. L’écrire surgit dans l’après-désastre, dans l’après-temps perdu et revient sur ce passé. Poussant plus avant le mouvement d’effacement, le poète inscrit dans le verbe même le frôlement d’aile du non-écrire, l’interruption de la lettre. Sa langue porte trace des guerres qu’on a menées contre elle, contre des populations, contre des corps, contre des paysages.

Né à Beyrouth en 1984, Louis Adran possède l’art aussi rare qu’exigeant d’étreindre les mots, d’en faire des fruits gorgés de silence. Construit sur l’importance des sensations, sur une archéologie des couleurs, son hermétisme relève de la danse d’Hermès, d’une langue qui recueille les blessures du visible et du dicible. La splendeur des deux textes s’étoile autour de motifs obsédants — la chevelure, la sœur, la nuit comme entité ontologique, le jardin, la guerre, l’été, les animaux, les plantes, les robes… Si son premier recueil s’ouvrait sur une citation de Julien Gracq, Traquée comme jardin adoube Jean Genet, le prince des fleurs-voyous tandis que Claude Simon, le mage des paysages, se tient aux portes de Nu l’été sous les fleurs. Conscient de l’extrême vieillesse et de l’absolue jeunesse de la langue, du français, Louis Adran place l’écoute du jadis avant la profération des mots, met en abyme le passé dans le présent, enchâsse dans le recueil des titres de textes en cours d’écriture ou déjà publiés. 

Ode à la sœur, Traquée comme jardin délaisse les référents stricts, le « qui ? », le « où ? », le « quand ? », immerge les lieux, les temps, les faits dans le tremblé des souvenirs, dans les murmures des secrets. Un village détruit, une saison estivale où les lèvres et les blessures se nouent, des drames arrachés à la nuit pour y retomber en ayant fait l’épreuve de leur transfiguration par l’écriture… tout est évoqué par touches impressionnistes, par grappes de visions, qui, davantage qu’élire l’indirect, taillent un art de l’oblique. Une nuit d’encre se referme autour des corps du narrateur et de sa sœur.

Fut le jardin cuivré de choses pâles
lorsque tu gagnais les chambres, d’un pas
frêle encore sous les pansements 

          et quelle main de forêt avait peigné
tes cheveux ? 
          Quelle nuit s’était tue sans nous lentement ? 

Le regard de Louis Adran fouille le temps de l’avant, ressaisit la présence de la sœur par une chorégraphie d’images qui en dresse un portrait où se rejoignent géographie des lieux et géographie des sentiments. La mise en mots de fragments d’un passé enfui élève le chant au rôle de sentinelle survivante dans un champ de ruines.

Et ta jambe nouvelle après août, au-devant
des sous-bois des allées, recousue comme
une lèvre de prière, ronde saine et faite
très blanche
          telle une saison entière à parler doucement 

Composé de deux parties, Nu l’été sous les fleurs répond au même mouvement rétrospectif, à l’exhumation de pans du jadis au fil d’une écriture tactile, imprégnée d’une lenteur lyrique. Une indication liminaire de lieu nous est donnée, Baabda au Liban, avant que n’éclatent les échos de corps traversant la nuit, d’estivants aux cheveux jaunes, les odeurs des mûriers sauvages, des pins, les silhouettes d’animaux, les formes imprécises des villages. Pour Louis Adran, tout voir est de l’ordre du revoir et de l’au revoir. Il est drapé dans la couleur du temps qui passe et qui revient sous d’autres guises, sous des lueurs hypnagogiques.

nos corps habillés de peu cherchant
la touffeur brune d’une ultime frondai-
son, d’une île 

Inventant une écopoétique des éléments humains, animaux, végétaux, météorologiques, Louis Adran désœuvre la langue, laquelle témoigne de la meurtrissure des corps, de la vie et du verbe. Son immense voix cisèle une esthétique qui, trempant les lettres dans le creuset des synesthésies, se tient sur la ligne de l’énonciation et du reflux.

Véronique Bergen