Naitre à nouveau

Yves NAMUR, N’être que ça, Lettres Vives, coll. « Entre 4 yeux », 2021, 92 p., 16 €, ISBN : 978-2-914577-72-4

namur n'être que ça« J’avais soudainement l’intime et profonde conviction de naître ». Ainsi débute le nouveau livre d’Yves Namur, inscrit d’emblée dans le scénario de l’illumination, cette expérience bouleversante que plusieurs traditions – hindouiste, bouddhiste, chrétienne – présentent comme une seconde naissance, le moi s’y effaçant au profit d’une sensation souveraine.

Chez Namur, toutefois, l’évènement ne présente pas un caractère religieux, si l’on excepte un passage de quelques pages ; en second lieu, il n’est pas le résultat d’un long apprentissage mais surprise pure ; enfin, il relève moins de l’aboutissement que d’une aventure nouvelle… Vers la fin du livre, il est question d’une amie morte prénommée Claire. Quelques indices laissent penser qu’il s’agit de la grande Claire Lejeune, laquelle a vécu à trente-trois ans un choc intérieur foudroyant, à la suite de quoi elle a commencé à publier poèmes et essais. « N’être que ça, m’avait-elle dit, des miettes pour un oiseau ». La reconnaissance de dette, il est vrai, s’élargit à une quinzaine d’autres auteurs, parmi lesquels E. Jabès, S. Stétié, H. Nyssen, R. Juarroz, sans oublier Gustave Courbet et son tableau L’origine du monde. Le recueil d’Y. Namur est donc tout entier sous l’empire de l’altérité : la pensée, la poésie ne viennent pas immédiatement de la vie, elles viennent des livres, qui sont des versions de la vie – et qui pour le poète font office de révélateurs, explicitant plusieurs de ses intuitions auparavant embryonnaires.

Le texte qui se déploie au fil des pages a tous les traits d’une méditation, mais une méditation fragmentée, hésitante, dont le trajet ne saute pas aux yeux. Il présente d’autre part un aspect épistolaire, ou du moins allocutif, car il interpelle souvent une femme qui bientôt se révèle la compagne du poète, comme en témoigne « ce petit-fils qui nous viendra bientôt ». Reparait ici la dimension de l’altérité, où il n’est pas insignifiant qu’à nouveau la femme occupe une place cruciale. Quant à la quête existentielle, une lecture attentive permet d’en discerner les grandes étapes. En un paradoxe éphémère, le poète écarte d’abord toute forme de savoir ou de certitude, mais rêve d’« un livre où tout serait dit, […] qui contiendrait tout, jusqu’à l’histoire de ma mort prochaine ». Lui succèdent plusieurs approximations autour d’un tropisme constant : apprendre à (se) perdre, ne pas chercher de réponse, quitter l’abîme de l’œil, consentir au Nulle Part. Quelque dix pages évoquent ensuite un imaginaire religieux où dominent l’image ambigüe de l’ange et le thème de la prière – version qui prend fin sans être pour autant désavouée. La quête repart sur le mode de la digression et du questionnement, avec quelques ponctuations fortes : le vide et le rien, la solitude, le silence, l’écriture. Les vingt dernières pages, enfin, se focalisent de manière accrue sur une question qui, de ce fait, prend une allure conclusive : qui suis-je vraiment, et en quoi consiste ma destinée ?

La nouvelle naissance que relate N’être que ça n’a donc pas donné lieu à révélation comme dans l’expérience mystique. Elle a déclenché une interrogation dont initialement l’objet précis est inconnu, ou du moins non explicité, et qui pour mettre au jour son propre sens procède « par essais et erreurs ». Trois grands types de matériaux sont exploités : les souvenirs de phrases lues ou entendues, des images actuelles où s’entremêlent oiseaux, jardins, nuages, et enfin les motifs obsédants de l’écriture et du livre.

Au fil de remémorations et de tâtonnements apparemment désordonnés se produit non un élagage, mais un tri orienté peu à peu vers l’essentiel. Quelques formules préparent discrètement cette évolution : l’imperfection qui selon Juarroz est une autre forme de la perfection, ces lampes éteintes qui éclairent mieux que des lampes allumées, l’humilité « effrayante » de certains mystiques soulignée par H. Michaux, le vœu « espérer en savoir un peu plus sur qui je suis vraiment ». Ici toutefois, le précepte socratique « connais-toi toi-même » se reformule « sache ce que tu crois être », ou mieux, « sache ce que tu voudrais être ». Or, l’épistolier mis en scène par Y. Namur n’est pas un romantique et ne cherche pas à échafauder un idéal exaltant. Guidé par R. Char, il conclut sans amertume : chacun d’entre nous n’est qu’« une trace sans nom que recouvrent et éclairent d’autres traces sans nom » ; « la vie, c’est peut-être cela, un mot qui devient illisible ». Ce que l’auteur ne dit pas, c’est que ces traces et ces mots n’ont jamais été lisibles, sinon à coup de leurres et de palliatifs. Ainsi faut-il comprendre le minimalisme de la phrase ultime, qui en appelle une fois encore à la femme : « je veux bien n’être que ça : une trace dans ta main ».

Daniel Laroche