Jean-Baptiste BARONIAN, Anastrophes au Bon Dieu, Lamiroy, 2021, 56 p., 10 €, ISBN : 978-2-87595-495-4
Jean-Baptiste Baronian possède une palette de compétences littéraires très vaste : longtemps éditeur littéraire chez Marabout, auteur de romans — y compris de romans policiers sous pseudonyme — mais aussi de nouvelles, d’essais, de biographies, de livres pour enfants, de dictionnaires et d’anthologies, spécialiste reconnu de l’œuvre de Georges Simenon, il y a peu de sujets et de domaines où il n’exerce pas avec bonheur, de manière libre et rebelle, ses qualités créatives et critiques. Dans des territoires de prédilection comme la gastronomie, le fantastique, la langue et la littérature, son immense culture et son insatiable curiosité lui permettent toujours d’éclairer avec brio et de manière personnelle les œuvres ou les problématiques qu’il aborde.
Né dans une famille arménienne rescapée du génocide commis par les Jeunes Turcs en 1915 et exilée à Anvers, Jean-Baptiste Baronian (1942) a conquis de force, grâce à sa brillante individualité, une place éminente dans les milieux littéraires belges et francophones sans pour autant, paradoxalement, quitter l’habit de fou du roi qui lui sied à merveille. La critique qui est l’un des apanages de celui-ci est une manière de grattage. Notons au passage que, dans l’œuvre au noir alchimique, le fou est le symbole du dissolvant. Jacques De Decker, qui l’accueillit au sein de l’Académie Royale de Langue et de Littérature française de Belgique en 2003, n’avait pas hésité à voir en lui un « combattant des lettres » et un « profil atypique ». Le regretté Jean Muno disait qu’il y a toujours chez Jean-Baptiste Baronian et chez son alias, Alexandre Lous, « du magique en suspension ».
Toujours prompt au contre-pied face aux idées reçues, pourfendeur des Bouvard et Pécuchet de notre époque, Baronian donne avec son premier volume de poésie, un art qu’il dévore avec passion et éclectisme depuis son adolescence, un ensemble surprenant de soties. Ces textes courts, ludiques, lyriques, spéculatifs, surnaturels mêlent des figures hétéroclites au même titre que la vie elle-même est composée d’éléments de même nature. D’un texte à l’autre, il tisse pourtant des rappels et des connivences, comme dans une fugue musicale. Le titre Anastrophes au Bon Dieu est un clin d’œil savant en même temps que gravement espiègle à son lecteur. Le premier vers de L’Enéide de Virgile est une anastrophe. Ce procédé littéraire basé sur une exception syntaxique est également récurrent chez Joachim du Bellay. On le retrouve aussi dans nombre de poèmes modernes comme chez Perse, Queneau, Bonnefoy et bien d’autres car il rompt la construction classique de la phrase ou du vers : l’anastrophe, terme d’étymologie grecque, désigne un retournement. C’est une figure de style, dite de « construction », qui consiste en une inversion de l’ordre habituel des mots d’un énoncé pour créer un effet de langue raffiné. Un procédé, donc, déstabilisateur.
Dans cette suite poétique qui apparaît comme une forme de condensé testamentaire, puisque l’ensemble est adressé au Bon Dieu, auquel il est clair qu’il ne croit guère, Jean-Baptiste Baronian utilise l’anastrophe de manière encore une fois toute personnelle : moins qu’un travail formel de retournement syntaxique sensu stricto, il s’agit ici d’un détournement en forme de champ de mines mental et conceptuel : refusant tout idéalisme et toute idée consolatrice quelconque, Baronian brosse dans ces poèmes à la portée métaphysique en prise sur la vie dans ce qu’elle a à la fois de prosaïque et de saugrenu, de cruel et d’étonnant, de vulgaire et de spéculatif, dans une langue qui fait toujours mouche, un tableau détonnant de l’existence vue par un témoin contemporain toujours lucide face aux farces et attrapes de toute transcendance et de la vie en société. Car la sotie a, depuis son origine au Moyen Âge, un caractère de bouffonnerie, de satire sociale et politique, dont il se dégage à la fois une critique en forme de farce et une moralité.
Cohérent avec sa leçon de vie, c’est au lecteur lui-même que Baronian laissera le soin de tirer les enseignements de ces tableaux équivoques qui refusent les vilains jeux de mots tout en jouant sans cesse avec la langue, qui mettent le rêve en abîme avec celle-ci et qui refusent au sein du genre poétique lui-même les facilités de la joliesse et du convenu. Comme au théâtre, le locuteur quitte ici l’avant-scène pour la coulisse au terme d’un livre où un âne est passé. Non sans avoir profondément perturbé, par ses éblouissantes et grinçantes variations, la petite musique de notre bonne conscience, nous qui vivons et mourons comme un ersatz.
Éric Brogniet