Comment remédier à l’irrémédiable ?

Un coup de cœur du Carnet

Jacques VANDENSCHRICK, Avec l’écarté et autres poèmes, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2021, 218 p., 9 €, ISBN : 978-2-87568-553-7

vandenschrick avec l ecarte et autres poemesTôt ou tard, il était fatal que le discret Jacques Vandenschrick fît son entrée dans la collection patrimoniale Espace Nord, aux côtés des grands Jacques Izoard, Claire Lejeune ou François Jacqmin. Depuis trente-cinq ans, en effet, il a publié chez le très exigeant éditeur Cheyne, en Haute-Loire, dix livres illustrant une vérité peu contestable : il n’est de grande poésie que celle qui crée sa propre poétique. Et celle-ci, qui peut certes intimider le novice, emporte l’attention et l’adhésion du lecteur expérimenté avant même qu’il ait pris le temps de démêler l’écheveau des mots…

Restait aux responsables d’Espace Nord à fixer le contenu du volume. Une anthologie, il n’y fallait pas songer : les livres de Vandenschrick ne sont pas des « recueils » mais des ensembles structurés de petits textes numérotés, tels de longs chants composés de couplets. Mieux valait rééditer intégralement certains titres. Quatre d’entre eux furent choisis dans la « première période » du poète, avec son assentiment : Du pays qui s’éloigne (1988), Toujours le vent visite les bannières (1991), Avec l’écarté (1995), Demeure en la demande (2000). Sous une couverture d’une finesse toute japonaise, il en résulte un fort et beau volume qui rend pleinement justice au long, patient et minutieux travail de l’écrivain. La postface de Gérald Purnelle y contribue assurément : décortiquant avec précision les aspects techniques et formels du texte sans éluder sa dimension thématique, mais sans risquer des interprétations hasardeuses, elle constitue une introduction précieuse à la poésie de J. Vandenschrick dans son ensemble.

« D’où je viens ne m’est rien. / Je possède si peu / De ce qui sert à vivre ». Tout au long de ces pages, il y a quelqu’un qui parle – un homme plutôt qu’une femme – et dont on ne saura quasi rien, sinon ce qui transpire dans son discours et le fait que, loin du soliloque, il s’adresse à divers interlocuteurs : hormis le lecteur du livre, un « vous », un « nous » non précisés, ou un « tu » – lequel toutefois est souvent mis pour « je ». Ce style allocutif n’est pas de pure rhétorique : plus foncièrement, il a pour effet d’exorciser la menace de la solitude… Tour à tour, le Parleur évoque des paysages, raconte des bribes d’histoires, interpèle un vis-à-vis, questionne et se questionne, exhorte, forme des souhaits, jamais las de reprendre cette longue quête par nature inachevée, « intranquille ». Ses propos s’enchainent de manière discontinue, voire apparemment disparate : ce n’est qu’au fil de la lecture que, peu à peu, va s’esquisser une logique d’ailleurs incertaine. Ainsi l’insistant motif de la montagne, avec ses rocs, son froid, ses cols enneigés, ancrage d’un imaginaire ascensionnel et austère. Ainsi les figures de l’errance, du nomadisme, de la traversée sans but explicite, comme si l’activité n’avait d’autre sens qu’elle-même. Car, sous des formes multiples, la spatialité occupe ici une place dominante, à la fois en ses déterminations spécifiques et comme métaphore privilégiée de la temporalité, avec son étendue, ses coupures, ses parcours et ses retours.

Malgré les emprunts répétés au réel concret, l’univers du Parleur est purement imaginatif, mental. Ce qui cautionne son évocation n’est autre que l’interrogation taraudante qui le traverse, et du même coup le préserve du gratuit ou de l’arbitraire : comment remédier à l’irrémédiable, au temps qui fuit malgré le souvenir, à tout ce qui disparait autour de moi et en moi, aux proches qui meurent, à ma propre mort ? Les vocables récurrents « chagrin » ou « désolation » disent la perte, le manque, l’impossible deuil. Or, ceci ne débouche pas sur la résignation, et pas davantage sur la révolte : plutôt, on l’a noté, sur un questionnement obstiné, l’invention d’hypothèses, la fabulation, la métaphorisation. Peut-être la visée obscure de ce travail poétique est-elle rien de moins que la demande ou l’attente de consolation, comme chez l’enfant meurtri – « l’art de quitter » selon l’excellente formule de G. Purnelle… Il en émane constamment une nostalgie d’autant plus émouvante qu’elle est suggérée sans être dite. La poésie de J. Vandenschrick n’est pas dominatrice ou illusionnée, elle est cette tentative empirique de s’y retrouver dans l’inconfort radical du vivre, et de l’accepter tant bien que mal. Au fait, cette tentative elle-même, le Parleur la sait vouée à l’échec : seule en vérité demeure la voie du dire, que seule la langue rend possible. Les portes désormais closes « ne s’ouvriront plus / Sinon devant la monotone obstination / De quelques mots… »  Ainsi me restera-t-il très peu, conclut-il, hormis le pain rare, l’eau pure « Et mon devoir inaccompli / D’encore dénommer… »

Daniel Laroche