Habiter la fracture

Tom BURON, Marquis Minuit, Castor astral, 2021, 82 p., 12 €, ISBN : 9791027802890

buron marquis minuitDans Marquis Minuit, texte poétique, Tom Buron joue habilement du contraste entre le genre et le sujet en proposant à ses lecteurs une « épopée ivre ». Plongés en des temps primitifs nimbés des auras de la modernité et du 21e siècle, les lecteurs découvriront et chercheront à comprendre l’histoire de Marquis Minuit, « chérubin de motel » devenu, par la force du destin, grand explorateur du ban et marin de l’ivresse, dans ce qui sera une quête du « sentiment d’éternité » :

Ne me haïssez pas
    couloirs idiots   étoiles effilochées
j’ai mis les mains dans la terre
    j’ai fouillé les artères et les bois
Vous n’avez pas à me haïr
    Je n’ai rien fait que chercher à retrouver
    le sentiment d’éternité –
Cet ancien appétit pour la destruction
s’est mué en
une fugue
    un madrigal 

un
 canon ; 

Sur un plan à la fois structurel et formel, le livre Marquis Minuit est à décomposer en deux parties : d’abord le long poème qui donne son titre à l’ouvrage, composé d’un millier de vers libres éclatés sur la page ; ensuite vingt-six poèmes courts qui fonctionnent comme autant de Satellites, terme éminemment bien choisi puisque les poèmes satellites émergent de Marquis Minuit (l’épopée) pour ne jamais totalement s’en détourner. En effet, le titre de chacun des poèmes reprend un mot ou un groupe de mots du long poème, ouvrant une brèche à l’intérieur du récit des aventures de Marquis Minuit et permettant d’ériger une poésie de la déroute, des héros imposteurs, de l’absurde, de l’atemporalité, des somnambules et de l’échec.

Mais plus qu’une épopée ivre, Marquis Minuit ne serait-il pas un chant de la descente aux enfers et de la chute ? Dès la première page, une isotopie de la descente, justement, écrase le lecteur sur terre en même temps que nait Marquis Minuit, tombé du ciel tel un Pierrot lunaire :

Les avez-vous vus descendre en cortège 
    là où les étoiles pullulent et les serpent scintillent ?
[…]
Et quel est le nom du descendant qui se souviendra de lui
    Quel corps
Viendra décorer sa tombe     d’un bouquet de cyclamens ?  

      Marquis !
Dans l’incident d’un regard avorté
    tombé sur le monde par un grand vendredi avec déjà
quelques Himalayas dans les yeux

Ainsi, tout ne laisse présager que la chute et l’oubli, destin tragique s’il en est, d’un personnage errant, mais « relié par on ne sait où / au ciel et à l’enfer », un habitant de la « fracture » qui, de son côté, ne fait que croitre sous le joug du destin que les personnages embrassent au point de rendre la marche du Paradis inaccessible et irrémédiable la chute. De nombreuses références mythologiques, d’Icare à Phaéton, viennent régulièrement renforcer cette idée.

Par ailleurs, les mythes (qui ne se limitent pas à la tradition gréco-latine), s’ils ont parfois fonction d’oracles, nourrissent le texte tout en participant de son hermétisme. Le vocabulaire utilisé (archaïsmes, termes techniques, emprunts, inventions de l’auteur et argot) ne fera que renforcer ce trait dominant de Marquis Minuit. Le lecteur se retrouvera souvent tendu entre le plaisir de se laisser porter par le texte et la frustration de ne pas toujours comprendre, cocktail idéal pour faire de Marquis Minuit un objet d’obsession que l’on éventre, décortique et annote pour en percer le mystère.

Au-delà de la dimension tragique et du ton enlevé, propre à l’épopée, ce sont les mécanismes ludiques (métalepse, jeu sur la polysémie, calligramme dissimulé derrière la disposition du texte) qu’abritent les vers qui se feront peut-être les meilleurs outils d’interprétation de l’œuvre, en même temps qu’ils se jouent ouvertement du lecteur. Ainsi, nous apprendrons par exemple que le personnage entend « récupér[er] [sa] terre natale/ en quelques sublimes césures/ sans même [n]ous fournir d’ellipses », passage auquel succèdera immédiatement une série d’ellipses.

Avec Marquis Minuit, c’est donc une poésie à plusieurs niveaux de lecture que propose Tom Buron, poésie à laquelle on ne peut s’empêcher de revenir, encore et encore et encore, mais qui procure à son lecteur quelques jubilations de la découverte qui en valent bien la peine. En effet, l’hermétisme de cette « épopée ivre » n’est pas une fin en soi, mais une invitation à peser le poids de chaque mot et à regarder au-delà de ce qui nous est apparemment présenté : il s’agit dès lors de s’engager tout entier à la suite de ce héros de la fracture qu’est Marquis Minuit.

Camille Tonelli