Pratique et théorie du ciné-roman-photo

Jan BAETENS, Une fille comme toi, Jean Boîte Éditions, 2020, 48 p., 20 €, ISBN: 978-2-36568-032-5

baetens une fille comme toiEn découvrant Une fille comme toi, on a songé aux Demoiselles d’A de Yak Rivais (1979), ce roman centon exclusivement constitué de phrases tirées d’autres romans – quelque sept cents citations piochées chez plus de quatre cents auteurs et patiemment assemblées pour former un récit cohérent.

L’auteur de cet étonnant objet, Jan Baetens, mène une quadruple vie (au moins) de poète, de chercheur, d’amateur de formes à contraintes et de grand lecteur. Son intérêt pour les relations entre le texte et l’image l’a conduit à consacrer plusieurs essais à la bande dessinée, mais aussi à signer des travaux pionniers sur ces « mauvais genres » sans légitimité culturelle que sont la novellisation, le roman-photo et le ciné-roman-photo – soit l’adaptation d’un film sous la forme d’un roman-photo, dont les cases sont constituées de photogrammes, fréquemment recadrés et enrichis de cartouches et de phylactères.

Parmi tous les « produits dérivés » qui accompagnaient la sortie d’un film afin d’en prolonger le souvenir – en un temps d’avant la télévision et les magnétoscopes –, ce dernier genre a tout du continent englouti. Son existence fut éphémère : une dizaine d’années, de 1955 à 1965. Le corpus même est difficile à rassembler. Négligés des cinéphiles qui les tenaient pour des sous-produits, ces fascicules bon marché n’avaient rien non plus, en leur temps, pour exciter la fibre collectionneuse, de sorte qu’ils finissaient le plus souvent au rebut. (Naturellement, comme tous les artefacts de la culture populaire, ils sont devenus aujourd’hui des objets de collection qui s’arrachent à des prix stratosphériques.)

Dans son remarquable essai The Film Photonovel (University of Texas Press, 2019), Baetens s’était employé à montrer la richesse insoupçonnée de ce genre hybride, en battant au passage en brèche quelques préjugés. Le public de ces magazines n’était pas exclusivement féminin et ne fréquentait pas forcément les salles obscures. Les adaptations ne se cantonnaient pas à des films de genre de second ordre : Fellini, Antonioni, Visconti, Hitchcock, Cocteau, Malle, Demy et même Godard eurent droit à leur ciné-roman-photo ; nouvelle preuve de ce que les frontières entre cultures highbrow et lowbrow sont plus poreuses qu’on imagine. Enfin, le travail même de transposition, de mise en pages, de redécoupage d’un film en roman-photo – très différent de la pratique du storyboard –, s’il recourait fréquemment à des formules stéréotypées, ménageait aussi des surprises narratives et graphiques.

Avec Une fille comme toi, Jan Baetens passe en quelque sorte aux travaux pratiques.

De quoi s’agit-il ? D’un pastiche de ciné-roman-photo, constitué d’un vaste collage de trois cents photogrammes extraits d’une collection de ciné-romans-photos d’époque, arrangés de manière à former un récit original et suivi (sans aucune intervention dans les textes incrustés dans les images). Le film Une fille comme toi n’a jamais existé mais toutes ses images sont empruntées à des films authentiques.

baetens une fille comme toi extrait

Qu’est-ce que cela raconte ? L’histoire d’une jeune provinciale bercée de rêves qui monte dans la capitale pour y faire carrière dans le cinéma, subit diverses avanies et croit trouver le grand amour. C’est un mélodrame qui, bien entendu, finira mal.

Qu’est-ce que cela produit ? Plusieurs effets. Une sorte d’anthologie des procédés narratifs et formels du ciné-roman-photo, et notamment des nombreuses variantes d’ordonnancement des cases dans l’espace de la page. L’impression d’une immersion onirique dans la mémoire cinéphilique d’une époque. Une fille comme toi s’apparente à ces films imaginaires à quoi ressemblent parfois nos rêves nocturnes. On y croise un casting inouï et comme égaré par erreur dans la mauvaise histoire – Rita Hayworth, Bernard Blier, Ingrid Bergman, Burt Lancaster, Yves Montand, Jean-Louis Trintignant, Bernadette Lafont, Jean-Claude Brialy, Jean Seberg, Michel Piccoli et beaucoup d’autres –, des visages familiers sur lesquels on ne remet plus un nom, des créatures telles que des hommes-crocodiles et des tarentules géantes. Le montage maintient un minimum de continuité narrative mais l’héroïne change de prénom et de visage à chaque case. Ailleurs, la même action – un coup de feu – est répétée plusieurs fois, à la façon d’une image traumatisante. En jouant, comme le rêve, du déplacement et de la condensation, tout se passe en outre comme si ce grand collage mettait au jour le contenu latent, quasi sadien, du mélodrame, fait de passions, de jalousie, d’innocence persécutée, de morts violentes : que d’infortunes subit ici la vertu !

baetens une fille comme toi extrait

Ce n’est pas tout. L’un des intérêts des essais de Jan Baetens sur le roman-photo et la novellisation était de ne pas se cantonner à l’analyse narratologique de ces genres mais d’en étudier aussi les protocoles éditoriaux, le péritexte, le graphisme et la mise en pages, qui en sont partie intégrante. On ne s’étonnera donc pas que l’objet-livre Une fille comme toi reproduise avec le plus grand soin le format et la présentation éditoriale d’un ciné-roman-photo, poster central d’actrice inclus. En outre, les magazines originaux ne comportaient pas qu’un film raconté en images. Il s’y trouvait aussi des publicités, des pages de rédactionnel. Dans Une fille comme toi, ces pages sont occupées par une réclame pour l’éditeur, un entretien avec l’auteur et des textes critiques sur l’histoire du ciné-roman-photo et sur l’« écriture non créatrice » (uncreative writing), ce courant de littérature expérimentale qui consiste, dans le sillage des readymades améliorés, à produire des œuvres nouvelles à partir de textes existants, littéraires ou non, diversement remixés. Tant et si bien que ce livre-objet à cheval sur le texte et l’image, sur l’art conceptuel et la culture populaire, fournit à la fois la pratique et la théorie, l’œuvre et son exégèse, au point de condamner tout commentaire à n’être qu’une paraphrase.

Thierry Horguelin