Sylvain ALZIAL (auteur) et Loïc GAUME (illustrateur), L’île aux deux crabes, Versant sud, 2021, 40 p., 14,50 €, ISBN : 9782930938400
L’histoire de L’île aux deux crabes appartient à la tradition kanak et se transmettait originellement en iaaï (langue parlée à Ouvéa, comptant aujourd’hui un peu moins de quatre mille locuteurs). Au début de l’ouvrage, il est précisé que Françoise Ozanne-Rivierre, une linguiste spécialiste des langues et civilisations à tradition orale, l’a recueillie en Nouvelle-Calédonie à la fin des années 1980 de la bouche d’un certain Taï Waheo. Quelques décennies plus tard, Sylvain Alzial s’en empare et facilite son inscription, à travers les âges et au-delà des frontières, par le biais d’un conte amusant et plein de la sagesse de feu Madame Bouba.
Un jour, en des temps immémoriaux, cette vénérable ancêtre aux longs cheveux attachés en un chignon retenu par trois baguettes noires, a senti que l’heure de son grand départ approchait. Assise devant sa case dans un bel habit mauve, à l’ombre d’un palmier, elle plongeait ses yeux dans l’intense horizon bleu et caressait le sable blanc. Sereinement. « Le moment était venu pour elle de perpétuer la très ancienne coutume de son île : offrir un cadeau d’adieu à tous ses habitants. » Elle a donc décidé d’utiliser ses pouvoirs pour donner des vêtements en cadeau à tous les animaux qui vivaient alors « tout nus, sans plumes ni écailles, sans poils ni fourrure ». Délicate et attentionnée Madame Bouba.
Pour mener à bien son projet, elle les a convoqués et, au bruit de sa conque sacrée, ils se sont tous réunis autour d’elle. Tous sauf « deux crustacés insouciants qui discutaient tranquillement à l’autre bout de l’île : ils s’appelaient Petit-Bernard et Grosse-Pince ». Rien ne sera dévoilé ici du sort réservé aux absents inconséquents… mais la vue d’un bernard-l’ermite ou d’un crabe de cocotier peut mettre sur la piste.
Outre la beauté de l’histoire, ce sont les illustrations de Loïc Gaume qui font mouche : elles déstabilisent dans un premier temps, et convainquent dans un second. L’artiste a adopté le parti pris de la sobriété : peu des couleurs, peu de formes, peu de traits. Avec ces matériaux épurés, il construit un univers aussi cohérent et rythmé que le déroulé d’une légende. Autour d’une forme de départ (une sorte de demi-œuf) et d’un paysage unique (l’océan), il réussit une perpétuelle transformation, jouant sur les couleurs (pleines, sans effets de nuance) et les dimensions, et superposant des traits encre de chine. Sa proposition graphique prolonge d’une façon décalée le travail de réécriture d’Alzial. Une association improbable qui réjouira petits et grands.
Samia Hammami