Tarek ESSAKER, La Fille de la Rivière, MaelstrÖm, 2021, 102 p., 8 €, ISBN : 978-2-87505-404-3
La Fille de la Rivière de Tarek Essaker figure désormais au catalogue de la jeune collection de poche de chez MaelstrÖm reEvolution : la collection Rootleg, qui promet à ses lecteurs « des racines-embryons de travaux en cours ou textes finis », autrement dit, « des radicaux livres ». Présenté comme étant un « texte fragmentaire et fragmenté », le long poème en prose qu’est La Fille de la Rivière dresse le portrait évanescent d’une femme pauvre et sauvage, sans terre ni âge.
Cette femme, « on la nomme Bleue », mais aussi « Fille de la Rivière ». Elle finira d’ailleurs par vivre aux abords de la « rivière », lieu abstrait et lieu de passage, y mêlant sa vie et son être au point de fusionner avec la nature qui l’entoure :
La fille de la rivière, des lianes nouées et innombrables. Un ciel à la fois orageux et azuré. Le désert enfin rendu à son sable nomade et orgueilleux. Les nuages sont les haillons qu’elle porte.
Depuis la rivière, elle voit défiler « les évadés », « les réfugiés », qui creusent le sable de leurs pas incessants. La Fille de la Rivière appartient à ce peuple des réfugiés, mais, nous apprendra le poème, elle est la plus noire et la plus désobéissante d’entre eux.
Malgré ces quelques précisions au sujet de la Fille de la Rivière, toutes les figures qui peuplent le poème (que ce soit la Fille de la Rivière, la rivière elle-même, les êtres de passages, mais aussi les « maitres-hommes » qui portent en eux quelque chose de menaçant) ne manqueront pas de désarçonner le lecteur. En effet, dans La Fille de la Rivière, Tarek Essaker est éminemment laconique, bien qu’il multiplie, par apposition, les métaphores et images poétiques : celles-ci ne feront que brouiller les pistes.
La préface de l’ouvrage, signée Tom Nisse, nous présente d’emblée la crise migratoire comme fil conducteur du poème. Cette donnée est précieuse et salvatrice car rien ne semble lier les différents extraits, ilots anarchiques et anachroniques provenant d’un travail « définitivement en suspens », pour citer le poète dans son avant-propos. Ainsi, la thématique migratoire, quoique jamais nommée à l’intérieur du poème, se fait bouée de sauvetage au milieu d’un flot de paroles souvent opaques :
Puis, il y eut ce toit, cet arc-en-ciel, ces hirondelles, ce soleil, et ce vent comme un cheval fou. Un cerf-volant et sa ficelle, un horizon, et, pour seul complice, le silence comme le désir. Nul autre désir que se perdre, faire surface, ou plutôt disparaître parmi les nuages et nuances. De la fille de la rivière à la fille des hirondelles, il n’y a pas à franchir de frontières, il suffit de quelques rêves, de quelques souffles, et de chuchoter les mythiques contes des nomades aux cheveux de rivières.
Pour lire la prose poétique que Tarek Essaker déploie dans La Fille de la Rivière, il est ainsi préférable de renoncer à renouer les fils d’une histoire, pour privilégier une attention aux diverses thématiques que véhicule le poème et qui gravitent autour de son thème central. Sur fond de déplacements migratoires, Tarek Essaker exalte aussi la liberté du dénuement, la jouissance d’être au monde, l’importance de la mémoire et des contes qui la préservent, la tragédie inéluctable de l’oubli.
Toutefois, si le poème chante la faculté des gens pauvres et sans frontières à jouir d’une plus grande liberté, il fait également d’eux des fantômes qui ne seront jamais que de passage dans le monde. Ainsi, ô combien jubilatoire puissent-ils être, le dénuement et l’errance comporteront toujours leur lot de misère, de drame, de désespoir et de colère légitime, car l’absence de frontières et de contours gomme peu à peu l’identité :
Dans la magie de ne rien saisir, elle retient qu’elle ignore terres comme origines. Sans avenir ni passé, elle malaxe le jour durant, en son ventre, l’idée qu’elle vient de si près comme de si loin. Tout son être rappelle ce qu’il y a de soudain, d’injuste, de perdu et toute colère. L’eau retiendra ses bribes de mots.
Au fil de sa lecture, le lecteur pourra donc souffrir du style déployé dans La Fille de la Rivière, étrange mimétisme de cette absence de frontière et de détermination. Les nombreuses appositions qui confèrent à l’ouvrage des longueurs et au lecteur un sentiment de stagnation, mais aussi les abondants oxymores, participent de ce phénomène : l’oxymore fait se déployer le poème selon un mouvement de ressac propre à l’écoulement de l’eau quand l’impuissance et la stagnation se font peu à peu le reflet de ceux qui demeureront à jamais dans le purgatoire. C’est alors que l’on se souviendra que la collection Rootleg nous promettait des « radicaux livres » et que l’on se rendra à l’évidence que La Fille de la Rivière en fait bel et bien partie.
Lecteurs, vous voilà prévenus !
Camille Tonelli