Un coup de cœur du Carnet
Éric BROGNIET, Lumière du livre suivi de Rose noire, Taillis Pré, 2021, 18 €, ISBN : 978-2-87450-183-8
Violence est innée au vivant
À la rose, son épine
À la dent, son tigre
Au pouvoir, son rameau insurrectionnel
Nous entrons dans le recueil Lumière du livre suivi de Rose noire d’Éric Brogniet non comme on pousse les portes du sommeil, mais comme on repousse les frontières de la perception, comme on entre en initiation. La traversée du sens n’est pas immédiatement donnée : elle s’éprouve à chaque page qui nous tient, littéralement et métaphoriquement, en éveil.
D’où vient la puissance de ce livre qui, pour citer Annie Le Brun dans son ouvrage Du trop de réalité lorsqu’elle évoque le « pouvoir de rupture » de la poésie, « déchire le maillage de nos façons de voir [et] coupe les amarres avec les piètres images de nous-mêmes dont nous avons la faiblesse de nous contenter » ? Assurément, de la dualité, déjà explicite dans les titres du présent recueil, opérant comme un chiasme, de la lumière et du noir. L’une et l’autre, à l’instar du Vide et du Plein des pensées extrême-orientales, procèdent de la même source, émanent de la même profondeur intérieure. Le livre et la rose ne sont alors plus uniquement des motifs poétiques, mais deviennent les lieux mêmes de la brûlure et de l’éclosion, les lieux d’une mystique, d’une alchimique transmutation.
L’œuvre d’Éric Brogniet est entre autres parcourue par les scintillements d’Éros et les éclairs d’Agapé, par une tension entre jouissance et souffrance (que suggère par ailleurs l’oxymore « Rose noire »), qui conduisent à transgresser toute Loi. Elle pointe également l’éviction de la beauté, du monde de l’inconscient et des fantasmes au profit d’une antisepsie et d’une marchandisation des affects et de l’art (pensons au puissant recueil Radical Machines et à l’ « Impromptu » de l’académicien, récemment publié sur le site de l’ARLLFB). Lumière du livre suivi de Rose noire épouse ces linéaments de la poétique de Brogniet à l’œuvre depuis l’un de ses premiers recueils, Le feu gouverne.
Lumière du livre suivi de Rose noire, où le verbe est dépouillé, est dense en visions et échos. Si les deux sections qui composent cet ouvrage se lisent séparément, les quatrains de Lumière du livre, historiquement écrits après Rose noire, viennent en approfondir la lecture, en éclairer les pulsations. L’on connait l’amour du poète Éric Brogniet pour les fleurs et les jardins, sa façon de les honorer en célébrant par là-même le fragile et le provisoire de toute condition vivante – soit ce qui paradoxalement perdure au-delà du putrescible de la civilisation « humaine », qui s’arroge un droit mégalomaniaque, dominateur sur ce qui murît, croît et périt naturellement. Cet aspect de la poétique de Brogniet transparait dans l’épure du verbe de Lumière du livre, dans ses multiples rythmes de lecture – aléatoire ou crescendo, c’est selon. Rose noire creuse dans la profondeur, dans l’illimité du souffle, inexorablement lié au langage qu’ici la poésie d’Éric Brogniet délaisse pour approcher l’éclosion sans l’enclaver : « il faut être limpide et habiter l’instant ».
À l’instar de toute initiation, la lecture de ce recueil est parsemée d’embûches : la lumière peut aveugler, le noir peut obscurcir ; l’eau porte un danger enfoui et le ciel une certaine dureté ; le livre peut brûler et la rose flétrir. Ce recueil magistral se tient en équilibre, à la crête de ce qui anime l’être – le feu, la mémoire, les éblouissements –, qui permute inlassablement ses termes pour être à la mesure de sa condition.
Charline Lambert