Antoine BOUTE, On peut boire la transpiration d’un cheval, Les petits matins, 2021, 128 p., 15 €, ISBN : 9782363833198
Cracheur de feu sonore, activiste expérimental, écrivain, performeur, philosophe biohardcore, professeur aux Écoles supérieures des Arts ERG et Saint-Luc à Bruxelles, Antoine Boute explore, depuis Terrasses, Les morts rigolos, S’enfonçant, spéculer, Inspectant, reculer, Manuel de civilité biohardcore, Apnée, Prompt…, des formes textuellement modifiées. Affectionnant les écritures plurielles, la création collective (avec Vincent et Lucas Boute, Stéphane de Groef, Adrien Herda, Chloé Schuiten, Clément Thiry, Jeanne Pruvot-Simonneaux…), il livre avec On peut boire la transpiration d’un cheval une partition chorale rock.
La matière verbale fonctionne comme un incubateur de phrases entendues, collectées, aboutées, extraites de leur contexte d’origine, parachutées dans un hippolivre à mille pattes. On assiste à la production d’un ready made textuel. « Qui a écrit ce livre ? » interroge l’auteur en préambule. La question identitaire se disloque dans un communisme anarchisant, remettant en cause l’auctoritas de l’auteur, le problème de la propriété intellectuelle. Recueillant, glanant des phrases écrites ou prononcées par des étudiants de l’ERG, de Saint-Luc, de la Villa Arson ou par des personnes croisées, l’œuvre retourne à l’impersonnel, à la gestation pataphysique et dadaïste de récits, de micro-récits et de nano-particules langagières qui ont pour effets pragmatiques de démettre la forme.
« Je crois être bien partie pour rater ma vie ».
« Quand je suis dans le tram, j’imagine des scénarios pornos avec les passagers ».
« J’aime bien la lune car elle ne s’impose pas ».
L’agent collectif d’énonciation devient un rhizome de dés-énonciation dès lors que l’intention du livre, c’est d’élargir l’intentionnalité de la parole en lui greffant des archipels de phrases. Vaisseau de phrases perdues, On peut boire la transpiration d’un cheval libère la langue des cages qui l’enferment et la domestiquent. Sans recourir ni à la pyrotechnie ni à un protocole, Antoine Boute met le feu aux constituants du langage, nous embarque dans un voyage au bout de l’écrire, dans un chantier de voix. Mettant en abyme le « qu’est-ce qu’écrire ? », la performance induit semblable bougé dans le « qu’est-ce que lire ? », « qu’est-ce que lire sans œillères, sans selle, sans brides ? ».
« L’enfer n’existe pas et c’est bien dommage ».
« J’ai un rapport platonique avec le monde, je ne fais pas l’amour avec ».
« J’aimerais retrouver ma personnalité de quand j’avais 7 ans ».
Le livre montre que le signifiant naît de l’insignifiant et qu’a contrario, le non-sens, l’absurde sont l’actualisation de cristallisations syntaxiques signifiantes. Toutes les méthodologies non-méthodiques pour écrire un livre sont les bienvenues : partir d’une première phrase qui soit canon et dérouler le reste, déterminer une dernière phrase et remonter le fil ou encore, selon un concept deleuzien, commencer par le milieu.
Comment poétiser, agencer un texte bouturé qui rue comme un cheval, qui se tienne comme un cheval de Troie abritant en son ventre des poneys phrastiques agglutinés ? Le geste d’Antoine Boute consiste à faire de la littérature un cheval de Troie qui trolle l’espace des Lettres. Il nous plonge dans un « banquet biohardcore » car, si l’on peut boire la transpiration d’un cheval, on peut siroter des phrases qui ne se lisent pas mais se vivent.
« Ma théorie dit que l’écriture aussi est une ambiance, une météo très précise qui plane ou surgit d’entre les phrases ». Il s’agit d’éveiller ses sens afin de percevoir l’expression de type atmosphérique qui monte entre les entités phrastiques. Le terreau d’énoncés prononcés par des jeunes gens, dans lequel l’auteur puise, révèle quelques-uns des visages de la jeunesse actuelle. Dans ce portrait de la jeune génération, les propositions évoquent, en leur insularité et en leur polyphonie, l’état du monde, le rapport au corps, au sexe, à l’amour, aux drogues, aux parents, à la mort. Les angoisses, l’absurdité de la condition humaine, les nœuds du désir sont coulés dans des aphorismes que le sorcier Boute assemble en un peuple de voix. Le projet rend ses lettres de noblesse à l’anonymat, à la pulsation homérique aux origines de la littérature. La déferlante actuelle de la littérature de l’intime, de l’auto-fictionnel, les marasmes de « je » étalant leurs plaies, leurs traumas, leurs vécus sont ici balayés par un organigramme phrastique populaire. Dans cette sidérante expérience, le Front Populaire teinté d’anarchisme migre de la scène de l’Histoire à celle de l’écriture. Une écriture qui monte du dehors, fût-ce le dehors du dedans.
Véronique Bergen