Pensée-écriture et invention de mondes. Dialogues aviens

Vinciane DESPRET, Fabriquer des mondes habitables, dialogue avec Frédérique Dolphijn, Esperluète, coll. « Orbe », 2021, 144 p., 12 €, ISBN : 9782359841466

dolphijn vinciane despretSeptième titre de la très belle collection « Orbe », Fabriquer des mondes habitables descend à pas de loup et de colombe dans la forge de l’écriture de la philosophe et éthologue Vinciane Despret, de la mise en récit et en pensée de questions à l’interface de la philosophie et de l’éthologie. Adoptant le principe heuristique de la collection — celui d’un piochage dans un massif de mots choisis par Frédérique Dolphijn —, le dialogue emprunte des chemins qui ressaisissent l’articulation entre espace du livre, traduction/accueil des animaux et des morts, proposition de mondes.

Le questionnement du comportement des animaux, des oiseaux passe par l’invention d’un rapport à ces derniers qui se place sous le signe de l’alliance, d’une écoute d’êtres singuliers, réels, arrachés à la grille de la représentation. Le nouage entre propositions théoriques expérimentales, hybridation des registres d’écriture (philosophie, éthologie, récit d’anticipation) et mise en tension des pensées est sous-tendu par une pratique de l’écriture vécue comme adresse, déposition et pragmatique à effets réels. Le plan des travaux de Vinciane Despret est ouvert, branché sur des connexions avec les animaux, les morts, avec le monde des sciences, le dispositif expérimental et irrigué par des dialogues avec Isabelle Stengers, Bruno Latour, Donna Haraway, Ursula Le Guin. C’est sous l’horizon du concept spinoziste de joie que son œuvre se tient, c’est avec l’énergie des « passions joyeuses » qu’elle se construit. L’ouvrage s’ouvre sur la rencontre décisive entre Vinciane Despret et Isabelle Stengers, une rencontre qui signe pour la première une seconde naissance tardive, en 1994.

L’attention aux interactions avec le vivant, à la page sur laquelle on écrit, aux pratiques poétiques, littéraires des animaux, à la thérolinguistique (étude de la langue des animaux sauvages) entraîne une redéfinition des notions d’idée, d’émotion, d’intention, d’appropriation du territoire par les animaux, tout un bougé qui invalide le dualisme de la pensée et du sentir.

Qu’est-ce qu’une émotion ? C’est quelque chose qui te fait sentir.
 James dit,
— Les idées, ce n’est pas ce que nous pensons, mais ce qui nous fait penser… 

Un penseur matérialiste, un écrivain très éloigné du plan d’immanence de Vinciane Despret a conceptualisé l’enracinement émotif, passionnel, pulsionnel de la pensée qu’il a circonscrit en une formule souvent convoquée par Annie Le Brun : « On déclame contre les passions, sans songer que c’est à leur flambeau que la philosophie allume le sien ». Il s’agit de Sade. Sade qui a remis la philosophie dans le boudoir, c’est-à-dire dans le corps là où Vinciane Despret la remet dans les « puissances d’agir » des formes du vivant, de la nature. Écrire avec les oiseaux, avec les morts, pour les animaux, pour les défunts, pour les vivants implique une responsabilité dans la traduction de ce que nous supposons être leurs récits, des récits qui transitent par une instance étrangère à leur propre monde, à leur propre voix. Davantage qu’une question éthique, l’interrogation posée par Vinciane Despret (« Est-ce que les auteurs sont à la hauteur des fragilités et des puissances de leur objet ? ») est une question ontologique comme elle le développe. Il s’agit de l’ontologie particulière des êtres de papier, des personnages de fiction (Roméo et Juliette, Mowgli, Bagheera, Robinson Crusoé…) dont l’instauration d’un régime d’existence singulier relève moins de techniques comme l’affirme Bruno Latour (qu’elles soient mentales, linguistiques, sémiologiques) que d’un pacte en deçà des techniques. Les signes recueillis sur les animaux, les défunts, sur sa surface pulsionnelle, dans son imaginaire, sur le corps de l’Histoire, de ses micro-histoires sont hétérogènes aux signes retranscrits, recréés, transformés en récit.

C’est en oiseau que Vinciane Despret et Frédérique Dolphijn voyagent dans les problématiques du rythme de la langue, de la nomination, du raconter avant l’écrire ou encore du rapport corporel à l’écriture. Si leurs échanges, leurs dialogues peuvent être dits aviens, c’est au sens où elles bâtissent un espace dialogique que les lecteurs viennent habiter en y apportant leurs propres brindilles, dans une mise en échos des chants.

Véronique Bergen