Frédéric Coché et la Tétralogie de Wagner

Un coup de cœur du Carnet

Frédéric COCHÉ, Richard WAGNER, Brynhildr. Un opéra dessiné d’après Der Ring des Nibelungen, Textes critiques de Gwladys Le Cuff et Aurélien Gleize, FRMK et La Pommerie, 2021, 114 p., 28 €, ISBN : 9782390220244

coché brynhildrSaisissant opéra graphique silencieux, Brynhildr, sous-titré Un opéra dessiné d’après Der Ring des Nibelungen, nous délivre une adaptation-recréation personnelle de La Tétralogie, du Ring, l’œuvre-monde de Wagner. Depuis sa création à Bayreuth, les quatre parties de L’anneau du Nibelung ont inspiré la littérature, la bande dessinée, le cinéma. Après la bande dessinée en quatre volumes de Numa Sadoul et de France Renoncé, Frédéric Coché transpose dans l’espace de la gravure l’œuvre d’art totale du magicien de Bayreuth. Là où l’esthétique graphique de Sadoul et Renoncé, le dessin de Renoncé épousaient les lignes flamboyantes et oniriques de Wagner, Frédéric Coché fait le choix dans ses 72 planches d’une esthétique épurée, minimaliste qui, d’emblée, contraste avec la luxuriance colorée, le débordement d’énergie vitale et la profusion des formes et des forces du Ring.

Dépouillées de textes, les images nous plongent dans un opéra muet (pour reprendre le titre d’un livre de Sylvie Germain) qui s’ouvre sur une présentation des principaux personnages, ensuite des décors. Nés sous l’action d’un trait inachevé, enfantin, enfermés dans des cases, Siegfried, l’épée Nothung, le nain Alberich, Brünnhilde, Sieglinde, Siegmund, Hundig, le dieu Wotan (représenté sous la forme d’un serpent-têtard muni d’un œil géant), les déesses Erda, Fricka, Freia, les dieux Donner, Froh, Loge, les dragons Fafnir et Fasolt, les Gibichungen, Hagen, le gnome Mime, Loge, der Vogel/l’Oiseau, les trois Filles du Rhin, les Nornes, etc  forment les acteurs d’une œuvre narrant la genèse du monde, l’arrachement de la création au règne de la matière. En ouverture, Frédéric Coché redouble le propos wagnérien par L’origine du monde de Courbet : des entrailles de la déesse Erda, de son utérus cosmique naissent le Rhin, les créatures.

Coché relève l’immense défi de transposer les 15 heures du Ring en 72 planches, de glisser l’athanor musical, textuel, mythologique, symbolique de Wagner dans un espace à deux dimensions qui réarticule la construction et l’organisation du récit originel. Wagner avait puisé dans les légendes nordiques, germaniques, dans les Edda, dans le poème épique germanique médiéval La chanson des Nibelungen. Coché reproduit ce mouvement syncrétique en proposant des choix audacieux amalgamant des éléments natifs à des influences hindoues, des appropriations singulières. C’est ainsi que la walkyrie Brünnhilde, fille de Wotan — l’auteur opte pour son nom mythologique nordique Brynhildr afin d’accentuer son versant primitif, médiéval, guerrier ­— s’apparente à la déesse indienne Kali dont le pagne est orné de bras coupés. Être inachevé, proche du ver, Alberich convoite la beauté des Filles du Rhin qui le raillent. Le vol de l’or par Alberich scelle l’entrée du mal sur la scène d’un monde devenu Histoire.

L’estompement de l’héroïsme (de Siegfried en particulier) s’inscrit dans l’imaginaire d’un 21e siècle fatigué qui, hanté par les tragédies collectives nées de l’héroïsme nationaliste, ne se donne plus que l’ombre de héros épuisés, passés dans les eaux beckettiennes. Le vide de Beckett ronge, corrode le plein de Wagner. De nos jours, l’héroïsme individuel et collectif est devenu suspect, compromis, trop conquérant, trop prométhéen. Déshéroïser, c’est rompre avec la portée idéologique, politique que Wagner confère aux mythologies germaniques et nordiques.

La passivisation de Siegfried s’intègre dans une désactivation des plans métaphysiques, symboliques et idéologiques de Wagner. En ce sens, les personnages de Frédéric Coché se sont émancipés de la forge de l’Enchanteur de Bayreuth. La recréation du schème de l’héroïsme chez Wagner se voit ici inclinée vers une déconstruction du héros. De même que les estampes nous mènent dans le royaume de la sobriété, d’une raréfaction de la matière organique, d’une réduction au noir, au gris et au blanc qui s’éloignent de l’orgie des cordes, des cuivres et des coloris, les personnages se spectralisent.

La proximité avec la partition tellurique de Wagner côtoie la liberté dans la transposition. Nécessité de soustraire des pans entiers de scènes, des personnages, d’ajouter des actions, des touches d’humour, de grotesque, de contextualiser, d’opter pour des anachronismes signifiants (ville actuelle bruissant de voitures…)… par greffes d’influences et détournements, par sécrétions de leitmotive intimes, Brynhildr opère simultanément une déwagnérisation et une rewagnérisation. Superposant les époques, les charniers, les guerres comme si celles-ci n’en formaient qu’une, réactualisant le Walhalla, le dessinateur choisit de rendre peu apparente la subdivision en quatre parties de La Tétralogie. Certaines inflexions majeures déportent le Ring, l’hybrident à d’autres sources, à des interrogations actuelles, à des thématiques propres à l’auteur.

C’est ainsi qu’en accentuant le côté guerrier de Brynhildr, en affadissant Wotan (presque un dieu qui veut périr au sens où Nietzsche campe « l’homme qui veut périr »), la Walkyrie incarne davantage une rébellion contre l’ordre patriarcal que contre l’univers des dieux, ce qui contemporanéise la fille de Wotan en l’immergeant dans un plan en phase avec notre époque. Un plan qui choisit de secondariser l’essentiel : la gigantomachie fondatrice entre les dieux, les géants, les nains et les humains. Selon un prisme purement subjectif, on peut regretter la suppression de composantes chevillées à Brünnhilde : en devenant Brynhildr, elle perd son cheval Grane mais surtout, le thème wagnérien par excellence de l’amour, la passion entre Siefgried et la Walkyrie (sans laquelle le Ring perd ses ailes) est atténuée, voire passée à la trappe. On reçoit un autre Ring qui est, pourtant, le même, sans chercher à lire les écarts par rapport à Wagner, à dresser les correspondances, les ellipses, la concaténation de motifs. Siegfried boit un philtre qui lui fait oublier Brynhildr et épouser Gutrune. Afin de jouir de l’œuvre, de produire ses propres associations, de laisser courir ses perceptions, le lecteur boit semblable philtre qui éloigne le référent wagnérien.  

Au fil de cette réécriture graphique inventive, on regarde, déchiffre les planches, mais on ne les entend pas. La figuration, proche ou éloignée, des notes ne nous donne pas de flux mélodiques. Le crépuscule de la musique se fait au profit d’un plan graphique saturé d’une blancheur nivéale. Soulignons la présence, à la fin du livre, d’un éclatant entretien avec Frédéric Coché mené par Gwladys Le Cuff et Aurélien Gleize, le très riche appareil critique de Gleize et Le Cuff et enfin l’éblouissante analyse d’une richesse peu commune de Gwladys Le Cuff qui clôt l’ouvrage.

Frédéric Coché poursuit, avec Brynhildr, une œuvre remarquable, forte, hors du commun et d’une troublante beauté. Saluons les éditions FRMK qui ont déjà publié Hortus sanitatis, Vie et mort du héros triomphante, Hic sunt leones (avec les Ed. Rackham), La mort du roi, L’homme armée.

Véronique Bergen