Sophie WEVERBERGH, Précipitations, Verticales, 2022, 272 p., 20 €, ISBN : 9782072950094
La littérature est un champ de bataille, un combat. Mené contre soi ou contre les autres. Dans Précipitations, premier roman de Sophie Weverbergh, le récit s’apparente à un ring sur lequel danse une narratrice nommée Pétra. Ou plutôt, conforme à l’étymologie de son prénom, Pétra est une pierre, un petit caillou qui coule. En treize chapitres ancrés dans une esthétique de la distance et de l’humour, Pétra, 37 ans, enceinte, mère d’un jeune garçon, belle-mère de deux autres enfants, nous délivre des monologues coulés dans une introspection météorologique. Une auscultation des précipitations mentales qui la frappent alors qu’elle est gravide. Un fragment de Poésie verticale de Roberto Juarroz se tient aux avant-postes de ce récit qui décrit les cercles concentriques de ce qu’on peut appeler dérives intérieures ou psychose périnatale dans notre société contemporaine qui psychiatrise à tour de bras pour mieux contrôler, enfermer, annihiler ceux et celles qui ne jouent pas le jeu de la grande machine sociale.
Où se situer ? Comment trouver sa place quand le pacte avec soi, avec autrui, avec les objets s’est brisé ? Un des théorèmes de survie inventé par Pétra est celui de la vaisselle, du rangement, du devenir utile, au fil d’une croyance animiste selon laquelle mettre de l’ordre à l’extérieur permet de discipliner le maelström de ses pensées. Au fil d’une écriture sobre, presque clinique même dans ses emportements, la narratrice glisse de l’évocation de l’impossibilité d’être mère, d’être quelque chose à l’irruption des voix qui l’assiègent. Le dispositif girardien du désir mimétique verrouille son existence : devenu jalousie, amour-haine mimétique envers Marie, la première femme de son compagnon clown, envers les femmes fatales, les rayonnantes, les séductrices, il culmine dans une incapacité à s’auto-définir. Après une première revisitation parodique de la Genèse — « Au commencement était la Vaisselle » —, un nouvel axiome se dessine : « Au commencement était la jalousie ». À défaut d’éprouver son corps, de rayonner, Pétra « se glisse dans la peau de la belle-mère », se soustrait, se cantonne dans le hors champ, l’invisible, le terne, victime d’une inadéquation de soi à soi.
Sophie Weverbergh scrute le vertige de la maternité, la perte des amarres qu’il induit ou exacerbe. Les comptines, les chansons de variété trouent le texte et se présentent comme autant de portes métaphoriques. Pesanteur du vivre, déficit d’être, rivalité féminine avec les incarnations de l’éternel féminin (Marie, Betty, Hillary)… au festin des Rois et des Reines, Pétra picore les miettes. La discordance entre le dedans et le dehors, la perte de contact entre la réalité tangible et la sphère intérieure dans laquelle elle évolue suit le mouvement d’un crescendo. Alors qu’elle assiste à un spectacle de cirque en compagnie de sa famille, les voix lui intiment de s’enfuir, de cavaler et l’entraînent vers la rivière. Tout lui est étranger, les siens, elle-même, la comédie de l’existence. L’orage qui gronde et déferle est au diapason de l’orage qui tonne en elle. La tempête exhausse la tempête des voix sous son crâne. Récit d’une dérive, d’une impossibilité à persister à faire semblant, récit d’un solipsisme irrelevable, Précipitations nous précipite dans des zones d’inconfort, dans un microcosme mental coupé de l’ordre du monde, amputé des schèmes sensori-moteurs. Il serait facile d’établir un parallèle entre l’utérus et le livre, entre la cavité utérine de Pétra et le volume que nous tenons entre nos mains. En proie à des hallucinations auditives, la narratrice recourt à la formule enfantine « patatras » pour définir les contractions qui vrillent ses entrailles, nouant culpabilité d’être une possible Médée, une mauvaise mère et certitude d’être un néant, un ratage.
« Patatras, la putride, progresse très rapidement du rien — l’immonde bouillon d’hormones dont elle est l’émanation (moi) — vers le tout douloureux (moi) ».
C’est entre ce « moi » et cet autre « moi », entre auto-accusation et enfermement psychique que Sophie Weverbergh plante son verbe. Entre fausse normalité de la vie quotidienne et effondrement d’une créature multipare. Entre obstétrique et kintsugi, cet art japonais de réparer les porcelaines ébréchées, les blessures de l’âme avec de l’or.
Véronique Bergen