L’OceanSkyLine de la fiction

Un coup de cœur du Carnet

Laura TINARD, J’ai perdu mon roman, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2022, 320 p., 19,5 € / ePub : 12,99 €, ISBN : 978-2-02-149402-0

tinard j ai perdu mon romanLe premier roman de Laura Tinard met en scène Pamela, une jeune artiste évoluant dans le milieu alternativo-hipe-arti bruxellois.

Au moment où l’histoire commence, Pam passe son temps à organiser des festivals de performances au Sana – le squat le plus internationalement cool de BXL – et vient tout juste d’abandonner ses études en arts plastiques pour se plonger corps et âme dans l’écriture d’un roman.

Lors de la soirée de clôture des portes ouvertes de son école, Pam rencontre Jeffrey dont elle sent tout de suite qu’il écrit. Sous son influence, Pam s’inscrit à des cours à distance de Creative Writing qu’elle laisse tomber au bout d’un semestre, ayant obtenu ce qu’elle cherchait : un groupe d’écrivains en devenir avec qui elle partage le roman sur lequel elle travaille, OceanSkyLine, dans le but d’en faire une expérimentation collective. Rapidement, le roman évolue au fil des contributions des auteurs via un document partagé on line.

Bientôt Pamela ne vit plus que par et pour ce projet, dans un état de quasi passion avec ce roman de près de 8000 pages dont le pitch – Gloria HideSeek perd le roman qu’elle est en train d’écrire – entre rapidement en résonnance avec sa vie à elle. Obnubilée par le roman sans cesse en cours de modification et d’écriture, Pam ne remarque pas tout de suite que les apports des autres pourraient bien avoir pour effet de faire souffrir Gloria. Pam prend peur. Et si ceux avec qui elle partage désormais son récit lui voulaient du mal à elle aussi ? Elle décide alors de quitter le projet, perdant, comme Gloria HideSeek, son propre récit. Sauf qu’en agissant de la sorte, Pam désobéit à la règle 4, mise en place pour réguler le processus de co-création d’OceanSkyLine : « ne jamais abandonner le roman de sa propre initiative ». Harassée par les harcèlements continus dont elle devient la victime, Pam décide de s’enfuir pour échapper à ses détracteurs. Si elle trouve d’abord refuge au Sana où elle revient après 8 mois passés chez ses parents, à la côte d’Azur, elle doit rapidement fuir ailleurs.

Jusqu’à quel horizon ce road-trip foisonnant la mènera-t-elle ? Et qui est cette Laura Tinard avec qui elle a rendez-vous, sur la côte des Légendes, dans cette Chevrolet Bel-air coupé rose Gold ? Se pourrait-il qu’elle ne soit que du bluff et qu’une fois encore, Pam perde son roman ?

Le premier roman de Laura Tinard repose sur les questions liées à la création (romanesque), le devenir écrivain et la frontière entre réel et fiction.

Tout le récit est construit selon une habile mise en abyme, où le roman est autant objet de création que de réflexion méta, à la manière d’une œuvre d’art contemporain. Car il est sans cesse question du processus de création dans J’ai perdu mon roman. Processus qui se construit sous nos yeux et sans cesse traversé par de multiples thèmes comme la solitude de l’auteur ou l’obsédant destin d’êtres qui n’évoluent que dans la tête de l’écrivain tant que le livre n’est pas publié. Ou encore le thème de l’effacement habilement amené par le biais du toyage [« dans le milieu du graffiti, le verbe toyer définit  ‘le geste’ qui consiste à taguer par-dessus, à ‘écrire par-dessus’, à ‘recouvrir’ et donc à ‘effacer’ la signature de l’autre »] dont il est constamment question dans le document partagé – véritable palimpseste moderne. Avec, en filigrane, la question de l’identité de l’auteur dans un contexte de création collective. Mais pas que. Car qui est qui dès lors que Pam n’hésite pas à endosser le costume de Gloria, à rencontrer l’autrice Laura Tinard elle-même dans un train, sur la digue ?

Ce roman ne serait-il pas tout simplement un jeu ? Car dans toute lecture il y a ce pacte avec le lecteur qui sait, en principe, que ce qu’il lit est faux. Mensonge. Et le récit un effet de réel.

Or Laura Tinard n’hésite pas à brouiller les pistes, à tisser sa trame, son réseau, telle une araignée, pour mieux piéger qui ? le lecteur ? l’héroïne ?

Avec, au final, cette question qui pourrait être : qu’est-ce que créer, raconter ? Serait-ce s’approprier ? Reproduire ? Représenter ? Inventer ? Voler ? Tout ça à la fois ?

À moins que J’ai perdu mon roman ne soit que phantasme où le délire relève d’un scenario consciencieusement ficelé, censé dire quelque chose du réel, à défaut de le comprendre. Car qui sait ce qu’est le réel ? Une embarcation de fortune flottant dans l’eau glacée de l’Atlantique ? Où seule l’eau du roman sera capable de nous mener jusqu’à nos illusions ?

Amélie Dewez