Laurence BROGNIEZ et Mélanie de MONTPELLIER d’ANNEVOIE, Penser la bibliothèque, Textyles n° 61, Ker, 2021, 170 p., 18 €, ISBN : 978-2-87586-300-3
Il y a maintes façons de s’engouffrer dans le labyrinthe de la personnalité d’un écrivain : via ses amitiés littéraires, sa généalogie, ses amours, ses mœurs, son style, on peut parvenir à approcher, voire à dévoiler, son Rosebud. Mais est-il un révélateur plus intime de soi que la bibliothèque ? La présence de livres autour de soi, sur les murs ou disposés sur la table de travail ; l’immersion dans un cocon – ou un tombeau – de papier sont pour certains la condition sine qua non de la démarche créatrice… Il y a la compulsion à acquérir des pièces rares, l’ordre qu’on tente d’établir dans un classement… La bibliothèque est à la fois cadre de vie et appendice de soi, exosquelette et miroir. Et quel frisson quand on intègre l’un de ses propres ouvrages dans un rayonnage voisin de ceux que peuplent autant de figures admirées, tutélaires.
Consacrer donc un volume aux « bibliothèques d’écrivains et d’artistes » relevait de l’évidence, et c’est Textyles qui a eu le mérite de la concrétiser. Dirigée par Laurence Brogniez et Mélanie de Montpellier d’Annevoie, toutes deux de l’ULB, cette livraison est le fruit du groupe de contact FNRS « Écrits d’artistes » qui s’est réuni le 17 mai 2019 pour échanger sur la question.
Penser chaque bibliothèque implique une vision transdisciplinaire, riche en enseignements. Il s’agit de conserver (et souvent préserver) le matériau considérable que peut représenter une collection d’ouvrages anciens et de manuscrits. Il faut aussi en établir un catalogue, ce qui soulève des questions d’ordre éthique : ainsi, y a-t-il une part d’essentiel et d’accessoire ? Tout est-il document et fait-il sens, la moindre édition courante d’un roman, ou telle revue que l’on peut trouver dans d’autres collections ? C’est possible, car une nouvelle strate s’ouvre si l’on s’intéresse aux annotations, ce dépôt subtil et éminemment discret de l’acte de lire… Un passage souligné, un mot discret tracé en marge, et le texte prend une nouvelle dimension. Puis même, on peut s’arrêter aux premières pages et chercher un envoi, une date d’acquisition, mieux encore, un ex-libris. Explorer une bibliothèque d’écrivain est toujours un voyage aventureux, ponctué de trouvailles (une lettre autographe ou une carte de visite signée qui tombe d’entre les pages), d’éblouissements, d’aléas aussi – et c’est ici que le titre de « conservateur » prend tout sa dimension d’expertise et de devoir.
À la fois biotope et univers mental, les bibliothèques de Verhaeren, Périer, Eekhoud, nous permettent de suivre l’évolution de leur œuvre et témoignent aussi de leur dialogue avec d’autres artistes comme avec leur époque. L’optique n’est pas strictement littéraire : une large place est en effet laissée à la musicologie à travers l’examen de la bibliothèque du compositeur Eugène Ysaïe.
Le volume n’intéressera pas que les professionnels ; il s’adresse aux bibliophiles qu’à des degrés divers nous sommes toutes et tous. Il est en tout cas piquant de noter que, dans un numéro où les articles sont exclusivement signés d’autrices, rares sont les bibliothèques d’écrivaine ou d’artiste au féminin à être envisagées… Une piste pour un second opus ?
Frédéric Saenen