Les carnets du bourlingueur

Un coup de cœur du Carnet

Jean-Pol HECQ, Mother India, Des nouvelles de l’Inde, Genèse, 2022, 190 p., 21 €, ISBN : 978-2-38201-012-9

hecq mother indiaMother India n’est pas un recueil de nouvelles mais « une collection de souvenirs personnels » livrant des nouvelles du sous-continent indien. Le journal de bord d’un journaliste belge, Jean-Pol Hecq, qui a repris en radio le flambeau éthique des Lachterman, Désir, Danblon et autres Sasson, qui ont enchanté les écrans des années 1970-1980 :

Je suis persuadé que l’on ne peut pas bien faire ce travail sublime qui consiste à rendre compte de la marche du monde le plus honnêtement possible (le journalisme), sans tenter de se mettre à la place, même brièvement, des gens à qui l’on tente de tirer les vers du nez. 

Après deux romans, ce troisième ouvrage impressionne. Paradoxalement :

Je ne relate (…) aucun périple extraordinaire, ni expédition aventureuse, ni surhumaine d’exploits.

C’est que… Jean-Pol Hecq a beau ne jamais se présenter en héros, pavant la voie du récit de ses doutes, le souffle de la vraie aventure (sortir de soi et se mettre en danger) parfume toutes les pages. C’est que… La volonté de fluidité de l’auteur n’entrave guère les plaisirs du mot, de la phrase. C’est que… Mother India est une mise en abyme. D’un rapport à la vie. Vade retro, souvenirs touristiques, excursions entre deux palaces, essai cérébral sur une civilisation ! Que lit-on ? Des fragments en mode routard, des saisies sur le vif d’interactions, un intérêt profond pour l’altérité, des paysages, des coutumes, des modes de vies, des personnages.

Quels personnages ! Ils ne sont pas jugés mais enregistrés, dépliés par une écoute, un questionnement. Avec empathie, admiration parfois. Et ils s’avèrent de tout acabit. Des plus importants aux plus humbles. Ceux qui ont motivé un voyage comme ceux qui surgissent au détour d’un chemin. Le leader d’un parti populiste ou l’inventeur d’une banque pour les pauvres. Des personnalités religieuses ô diverses, qui ont tout quitté pour christianiser un univers païen, soulager la misère du monde, happer une spiritualité nouvelle ou synthétiser l’Orient et l’Occident. Et il y a les compagnons de route aussi, un couple à la recherche d’un fils disparu, un autre en quête de ses racines catholiques perdues, etc.

On se délecte, dès les premières pages et jusqu’aux dernières, de visiter l’Inde, ce pays si riche, si divers, si fantasmé, comme accroché au sac à dos de l’auteur. Ce que Jean-Pol Hecq voit, ce qu’il entend, ce qu’il interroge est si prégnant qu’il n’est besoin d’aucun effet superflu, toute rencontre fait sens et palpite. On est dans un wagon à son côté quand il tente d’ingurgiter un curry trop liquide devant des autochtones attentifs. Quand un vieux vendeur de timbres revit en lui narrant sa carrière dans l’armée française. Quand il est menacé, au hasard d’une équipée nocturne, par des policiers aux allures de bandits. Quand il subit l’hystérie haineuse d’un mollah pornographe. Quand il se dépêtre de l’insistance des mendiants ou des transporteurs de bagages. Quand il écarte ou cède, s’agace ou s’émeut, se confronte à la mort, à la maladie, au sacrifice rituel, à la misère absolue.

Mother India intègre une déclinaison fascinante de possibles exotiques et intellectuels, une incroyable mobilité des perceptions, de la répulsion à l’appétit, de la peur à la fascination, jusqu’au moment de grâce :

Allongé sur mon charpoy, caressé par un léger courant d’air tiède, torse nu, pipe au bec, je rêvasse dans une délicieuse indolence. Tout est simple et tranquille. Tout est bien. 

Ce trésor de complexité se love dans un écrin structuré. Avec une introduction à Paris, teintée d’humour : sa manière d’envisager la route croise celle d’un couple arcbouté au parcours fléché. Avec une sorte de postface aussi, creusée par le second degré et le suspense : de retour au pays, un ami (?) poète lui demande de le remplacer lors d’un festival français dédié à la culture hindoue mais le déplacement se révèle un traquenard qui tient auteur et lecteurs en haleine jusqu’à la dernière page.

Jean-Pol Hecq, avec Mother India, a sans doute réalisé à son insu ce que rêve de laisser chaque écrivain : un portrait en filigrane qui le mue en étendard. Un livre à porter en bandoulière et à offrir à ceux qui veulent expérimenter la vie, le vivant.

Philippe Remy-Wilkin