Autopsie du fonctionnaire dans son milieu

Jean-Luc OUTERS, L’ordre du jour, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2021, 220 p., 8,50 €, ISBN : 978-2-87568-558-2

outers l ordre du jourPremier roman de Jean-Luc Outers, paru en1987 aux éditions Gallimard, L’ordre du jour reparait dans la collection Espace Nord. Cette réédition est l’occasion de remettre sur les tables un récit dont le tranchant est loin d’avoir été émoussé par les années.

L’ordre du jour dont il est ici question prend la forme d’un cheminement en compagnie des névroses d’un narrateur anonyme, dans les méandres de l’administration du département des travaux publics de la ville de Bruxelles. Des névroses qui se cristallisent autour du passage du temps, de l’attente et du langage – ce qui vaut au récit d’être piqué de réflexions liant l’usage et la polysémie de mots et d’expressions à la fois banales et symptomatiques d’une certaine déliquescence systémique. Toutes ces névroses suivent la direction de la crainte, celle de se perdre : dans l’autre (“confusion totale où l’identité n’aurait plus la moindre trace”), dans la langue qui “nous asservit, en quelque sorte”, dans l’absurdité de règles édictées et modifiées suivant l’imprévisible bon vouloir d’une poignée d’hommes s’accrochant à un pouvoir toujours précaire. Une crainte qui se fait plus vive à mesure que se succèdent les disparitions (morts et autres emprisonnements) qui émaillent la vie professionnelle du narrateur.

Par nature, le jour s’écoule dans un certain ordre. […] C’est précisément parce qu’une réunion n’a rien à voir avec la nature, qu’un ordre du jour doit en fixer le déroulement. On progresse ainsi dans une réunion comme dans une journée, à travers la succession des points de l’ordre du jour, sans que, pour autant, il soit question d’attendre la nuit.

Les jours, jamais les nuits. Comme si le monde se réduisait aux heures de lumière – qui semblent correspondre à celles que passe le narrateur dans le département qui l’emploie. Si ce ne sont les séances avec le peu loquace docteur Baudant, qui échappent au cours usuel du récit (et pour cause, le rapport au temps installé dans ces échanges diffère explicitement de la norme : “le moment précis a tendance à m’échapper, sauf peut-être avec le docteur Baudant qui seul peut me faire sentir qu’il est là au moment où je lui parle”), le monde du narrateur se résume aux quelques murs érigés autour de son bureau. C’est bien pour cette raison que L’ordre du jour apparait avant tout comme une incursion dans un milieu. Un Umwelt tel que théorisé par Jakob von Uexküll, selon lequel chaque espèce vivante possède un monde propre, auquel elle donne sens et qui, en retour, lui impose ses déterminations. L’espèce en question, présentée comme telle par Jean-Luc Outers dans Corps de métier, est celle du fonctionnaire. L’ordre du jour expose alors le milieu vécu par le fonctionnaire, en l’occurrence le narrateur, équivalent au “réseau de relations qui portent son existence” (selon la formule de Deleuze). Ainsi le récit de revêtir les atours d’une enquête de terrain d’une rigueur toute scientifique : jargon, coutumes et limites dépeintes avec une précision technique qui ajoute à l’ironie jubilatoire ambiante.

Mais c’était sans compter sur l’inadéquation fondamentale du fonctionnaire-narrateur à son milieu, dénoncée par un rapport au temps problématique. Cet écart se comporte comme les brèches incolmatables du bassin de la piscine Énéide : ça fuit de partout. Dans cette administration rythmée par la multiplication des incidents et des disparitions, le réseau des relations s’écroule et les vies s’en retrouvent irrémédiablement chamboulées. De ces failles surgissent des images surprenantes, des associations qu’on n’aurait pas attendues là – puisqu’il s’agit continuellement de cela : mettre en rapport (“un évènement ne vient jamais seul. Une chose renvoie toujours à une autre. Entre les deux, il y a toujours « et »”). C’est le décalage du narrateur, lequel s’obstine à ne pas porter de montre, qui permet de prendre la mesure de l’étouffement à l’œuvre dans cet univers clos, matérialisé par les fenêtres scellées et “l’air en boîte” – c’est aussi en cela que, “trente-quatre ans plus tard”, ce roman est toujours cruellement actuel. Et si ses qualités sont moins à rechercher du côté du rythme narratif, la relation obsessionnelle qu’entretient le narrateur au temps révèle une prouesse extravagante : mettre en mots ce qui est aussi omniprésent qu’insaisissable.

Louise Van Brabant