Interrogations cognitives

Yvain JUILLARD, Cerebrum, le faiseur de réalités, L’L éditions, coll. « Voies créatives », 2022, 166 p., 16 €, ISBN : 978-2-9601533-2-3

juillard cerebrumFondateur de la compagnie Les faiseurs de réalités, Yvain Juillard est acteur et biophysicien. Son travail se situe à l’interface de la scène théâtrale vécue comme un laboratoire d’expériences avec le public et de ses recherches dans le domaine de la plasticité cérébrale. Livret d’une conférence-spectacle, Cerebrum, le faiseur de réalités nous immerge dans un plan d’interactions entre auteur et spectateur/lecteur, qui interroge nos représentations de la réalité à partir du savoir des neurosciences cognitives.

Le point de départ de l’aventure menée par Yvain Juillard s’origine dans la réponse donnée par un enfant à la question « Comment imagines-tu l’avenir dans 100 ans ? ». D’une écriture enfantine, le billet affiche la réponse suivante : « Dans 100 ans, il n’y aura plus d’humains sur terre ». Un diagnostic que bien des êtres partagent, voire souhaitent. Les expériences ludiques, inventives, les tests perceptifs proposés visent à dégager les liens entre contextualisation et expérience vécue, entre pôle du sujet et pôle de l’objet. Posé a priori, le dispositif relève d’une approche cognitiviste et d’une compréhension des mécanismes de la pensée, des émotions, du langage, de la mémoire, de la motricité, des pulsions à partir d’un réductionnisme neuronal. Si l’auteur convoque la première Critique de Kant au travers de la distinction princeps entre phénomène et noumène, il s’éloigne pourtant radicalement du criticisme mais aussi de la phénoménologie : pour ces derniers, le donné est indépendant du construit et la pensée, le champ du mental et du corporel sont irréductibles aux mécanismes cérébraux. « Aujourd’hui, il est largement admis par la communauté neuroscientifique, comme le proposait l’ami Kant, que notre réalité est un phénomène que CRÉE notre cerveau ». Dans la Critique de la raison pure, Kant n’affirme jamais que les formes a priori de la sensibilité et les concepts (il n’est pas question de cerveau) créent la réalité. Kant affirme un corrélationnisme entre l’esprit humain et le monde et pose l’interdiction d’un rapport à la réalité en soi (une thèse placée sous le signe de la philosophie transcendantale et de la finitude humaine, qui sera battue en brèche par le réalisme spéculatif de Quentin Meillassoux). Sa théorie de la connaissance vise à délimiter les compétences de l’entendement humain et se conclut sur la séparation entre l’entendement et la raison, entre la science et la croyance. Le noumène désigne l’au-delà de l’expérience, un au-delà des phénomènes à jamais inaccessible. Il n’y a pas de savoir absolu.

La lecture hétérodoxe de Kant prend place dans un vaste chantier questionnant dans lequel Yvain Juillard nous embarque. C’est, chaque fois, au travers d’expériences mentales diverses que nos illusions projectives, visuelles, l’écart entre ce que l’on « croit » et ce qui « est » sont mis à jour. Prestidigitateur qui nous joue des tours, l’entité nommée cerveau « fabriquerait » la réalité, créerait l’espace qui nous entoure. Alors qu’elle se fonde sur un matérialisme (les processus neuro-cérébraux), la thèse d’un cerveau machinant la réalité rejoint paradoxalement l’idéalisme de Berkeley et s’installe en deçà du geste kantien qui visait à dépasser l’opposition entre réalisme et idéalisme.

Placer le cerveau au principe de « l’ensemble de nos comportements moteurs et affectifs » qu’il orchestre, c’est biologiser le champ de la pensée, de l’inconscient, les puissances de l’organisme. Dressant un tribunal de la raison, le criticisme pose la question des limites de la connaissance afin de veiller à ne pas les excéder. Les neurosciences s’enquièrent des limites de nos savoirs pour les dépasser. C’est principalement à travers le concept de plasticité (à l’œuvre chez Hegel, chez Derrida) que la philosophe Catherine Malabou produit une des rencontres les plus fortes entre le champ de la philosophie et celui des neurosciences (cf. son essai Après demain, Puf, 2014). C’est ce même outil de la plasticité cérébrale qui permet à Yvain Juillard d’ouvrir des perspectives sur le monde du cerveau, partant sur l’épigenèse, sur la vie de l’esprit et ses connexions avec l’environnement.      

Véronique Bergen