Quand nous parlons des livres

Nicolas RASSON, L’ivresse de l’écrit vaincu, Cactus inébranlable, 2022, 120 p., 17 €, ISBN : 978-2-39049-057-9

rasson l ivresse de l esprit vaincuEn une centaine de pages et une vingtaine de nouvelles brèves, dont le livre et la lecture sont le fil continu, nous nous glissons dans des échanges entre lecteurs dans des contextes et situations diverses. À commencer par celui d’un cercle de lecture qui commente sans pitié un premier roman policier écrit par une « amie » sous pseudo dont le visage se décompose devant ses comparses. Puis voici les aventures de la très catholique famille Dumas, rassemblée devant la croix pour une lecture édificatrice quotidienne d’un passage de la Bible, ce « livre des livres » sans surprise. Quoique … Entre adultes, les parents Dumas lancent un blog de lectures avec la famille élargie qui tourne au pugilat lorsqu’il s’agit de définir la bonne et vraie littérature. Ailleurs, le père offre à son fils un livre qu’il a adoré à son âge et il lui demande ce qu’il en a pensé.

Le goût de la lecture se décline aussi en appât sur les sites de rencontres, comme critère de choix d’un partenaire d’un soir. Mais comment distinguer ici encore le vrai du faux dans les échanges ? Et quand un proche se risque à dire qu’il écrit un roman, les regards se concentrent sur lui, on se montre pressant, on vient aux nouvelles. Et s’il confie son manuscrit à une lectrice attentive et que celle-ci prend le parti de la franchise critique, le rêve est balayé d’un trait. À moins que la collègue enseignante évite désormais l’écrivain amateur insistant qui attend son avis. Ou ce moment de l’aveu délicieux, sous l’effet de quelques verres de vin, de la non-lecture des livres discutés entre amies, les commentaires étant lâchement inspirés d’une recherche sur la toile.  Lorsqu’à la question « Qu’avez-vous lu récemment qui vous a plu ? », le nouveau compagnon présenté à la famille répond qu’il ne lit jamais, un fossé d’incompréhension se creuse subitement que rien ne comblera jamais vraiment. Et si c’est une nouvelle venue lettrée et brillante qui affiche d’emblée des affinités littéraires en rupture avec celles du cercle familial, la joute verbale devient serrée et elle est à deux doigts de tourner au vinaigre. Il ne fait pas bon vanter les mérites de l’audace quand la norme est au roman consensuel.

Nicolas Rasson a composé un recueil qui interroge sans relâche et sans complaisance les représentations sociales de la lecture et de l’écriture. Il nous rappelle que films, expositions, lieux de vacances et lectures sont autant de sujets de conversation qui tiennent ordinairement lieu de marqueurs sociaux et qui, évoqués au fil des rencontres et des positionnements, définissent le sentiment d’appartenance à un groupe, à coup d’alliances ou de rejets.

Loin de lasser ou d’irriter, l’exercice est convaincant et plaisant tant les situations qu’il croque sont rendues avec justesse. La finesse du propos (qui n’a jamais été confronté à l’une de ces situations ?), les  dialogues tranchants, l’incessant jeu sur les mots et l’humour qu’il déploie finissent de  faire de L’ivresse de l’écrit vaincu une lecture que l’on recommande…, clin d’œil à l’appui.  

Thierry Detienne

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