Philippe BLASBAND, Quintessence, Maelström reEvolution, 2022, 226 p., 15 €, ISBN : 978-2-87505-417-3
Quintessence ne se contentait pas de créer un théâtre différent et en marge mais, de plus, le créait avec des méthodes différentes et en marge.
Rien de plus adéquat, pour retracer l’épopée fantasque et stupéfiante d’une compagnie toute entière dédiée à la remise en question des conventions théâtrales, qu’un roman où s’entremêle le vrai au faux jusqu’à se fondre en une matière plastique, généreuse et surprenante, forgeant une réalité alternative que l’on devine pas moins jouissive et abondante que l’officielle. C’est chose faite dans un texte de Philippe Blasband écrit il y a de cela dix ans, et qui n’avait alors pas trouvé d’éditeur ; impair aujourd’hui triplement réparé par une publication chez Maelström, mais aussi une adaptation en pièce radiophonique au Rideau de Bruxelles suivie d’une version podcast.
Entièrement sis dans “cette petite ville labyrinthique et énervante qu’est Bruxelles”, Quintessence retrace l’historique d’une compagnie théâtrale et de ses membres, s’attachant à décrire avec une part égale de tendresse et de malice les personnalités hétéroclites qui composent cette “hydre” à deux, trois ou quatre têtes dans toute leur complexité et leur infinie variété, les petits et grands évènements de leurs vies comme le milieu qui les voit évoluer – le tout avec méthode, précision et une redoutable dérision.
Ne pense pas au théâtre. N’essaye pas d’écrire “théâtral”. Écris comme d’habitude. Mais imagine que c’est un texte qui doit être dit à voix haute. [… ] Le vrai domaine de ce texte, c’est l’air, c’est le monde qui nous entoure et nous protège et nous détruit et nous rassure et nous terrifie.
Dans les faits, Quintessence n’est autre que le reflet de Transquinquennal, compagnie fondée en 1989 par Bernard Breuse et Pierre Sartenaer, bien vite rejoints par Stéphane Olivier et Miguel Decleire puis, plus tard, par Céline Renchon et Brigitte Nervoort – un groupe mouvant, aux présences disséminées sur la ligne du temps, dont il n’est pas question ici de circonscrire l’évolution, mais bien de souligner l’inventivité des doppelgängers fabriqués par Blasband. Une créativité potache se déploie dans les titres des pièces (Une chose intime devient Un truc personnel), dans les noms donnés aux personnages (Eugène Savitzkaya d’apparaître sous les traits de Victor Morokowska, “la plus charmante des grenouilles” ; Blasband lui-même d’incarner “l’infâme Patrick Lasban”, bel Ardennais stupide et veule, aux goûts vestimentaires approximatifs), ceux des compagnies, des maisons d’édition et des journaux – c’est une Belgique à l’envers qui s’écrit au fil des pages et des années, miroitant à la surface de la Meuse.
Mais aussi chatoyants soient-ils, les faits ne sont que la partie émergée de l’iceberg : au-delà du caractère ludique de l’expérience, Quintessence est avant tout un texte incroyablement vivant, animé par une hybridité formelle que nourrissent des fragments de spectacles, de conversations enregistrées, de critiques – le tout tronqué et encadré de points de suspension, habile manœuvre d’expansion de l’univers quintessenciel laissant soupçonner le foisonnement intellectuel qui bouillonne tant sous la peau qu’entre les lignes. Car ce texte est aussi l’occasion pour Blasband de dire de belles choses sur le théâtre, sur ses possibles et ses pouvoirs, sur la façon singulière dont quelques attachants marginaux peuvent l’imaginer et, d’un même geste, le mettre en œuvre.
[…] et qu’est-ce qu’un comédien après tout, plus peut-être que quelqu’un qui joue, qui parle et qui bouge sur un plateau, sinon quelqu’un qui regarde et qui écoute son partenaire jouer ?
Quintessence est l’histoire d’une utopie devenue réelle, de la manière dont une petite idée se mue en grande aventure – un rapport de l’infime au global que l’on retrouve dans les parallèles ponctuellement établis entre les évènements de la vie de la compagnie et ceux de l’Histoire, comme dans les angoisses écologiques qui traversent les pages et les corps. Ces idéaux contaminent l’écriture de Philippe Blasband, laquelle suscite l’hilarité sans convoquer la moindre cruauté. Assurance parmi tant d’autres d’une lecture joyeuse et stimulante, l’énergie déployée par les mots ne peut que donner l’impulsion de plonger plus profond dans le parcours (inventé et inventif) de cette compagnie aussi mythique qu’atypique.
Louise Van Brabant