Matisse à Tanger. Pluie de l’âme

Fabien GROLLEAU, ABDEL DE BRUXELLES, Tanger sous la pluie, Dargaud, 2022, 122 p., 21 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 9782205079715

Grolleau Abdel de Bruxelles Tanger sous la pluieDans Tanger sous la pluie, le scénariste Fabien Grolleau et le dessinateur Abdel de Bruxelles se glissent dans un pan de la vie d’Henri Matisse, dans la séquence marocaine des années 1912 et 1913 au cours desquelles il fit deux séjours à Tanger. Faisant fond sur des données biographiques, des faits consignés, la fiction prend le relais, emprunte les routes du rêve et lance sa toile imaginaire. Traversant une crise esthétique, affecté par la mort de son père, Henri Matisse et sa femme embarquent pour Tanger fin 1912. À la recherche de la fabuleuse lumière marocaine, il entend se ressourcer, quitter les coteries parisiennes, marcher dans les pas de Delacroix. La nuit de son arrivée, la pluie s’abat sur Tanger et ne relâchera pas sa pression durant quinze jours. Son rêve de peindre dans la nature, de s’enivrer de lumière s’effondre. Les caprices du climat aggravent l’impasse créatrice qu’il traverse. Les souks, les paysages, les parfums, les couleurs se dérobant à lui, il demande qu’on lui amène un modèle.

Lorsque Zorah entre en scène, Fabien Grolleau et Abdel de Bruxelles libèrent les cavales de leur imaginaire. La mise en scène des tourments, des états intérieurs du peintre, de sa rencontre avec la prostituée Zorah entend recréer, par la mise en abyme des contes des Mille et une nuits, les sensations éprouvées par Matisse. Des sensations qu’il a intégrées et transfigurées dans ses toiles.

Avec le magnifique et tragique personnage de Zorah, les auteurs glissent derrière les tableaux, donnent forme à ce qui est muet dans les biographies officielles. Son voyage doit le sauver de son spleen, de ses doutes, révolutionner sa manière de peindre, revitaliser son art qui a cessé d’être d’avant-garde. Courtisane d’une grande beauté, conteuse hors pair, être libre, fantasque, Zorah rêve d’évasion, de quitter Tanger. Muse éphémère, muse délaissée, fabuleuse source d’inspiration, Zorah captive le peintre, le tient en haleine par le conte, qu’à l’instar de Shéhérazade, elle égrène jour après jour. Épure du dessin et onirisme de la narration, lignes de vie de la belle Zorah qui croisent celles de Matisse… l’album dépeint avant tout l’aveuglement de qui fait métier de voir. Imperméable à tout ce qui n’est pas son art, insensible à la montée de la guerre, enfermé dans sa citadelle intérieure où se côtoient quête créatrice radicale, égocentrisme et rivalités artistiques, Matisse ne comprendra rien à Zorah, au drame qu’elle a vécu, à ses attentes. Tanger, le Maroc ne sont là que pour nourrir sa peinture ; la nature luxuriante, haute en couleurs n’est éprouvée qu’au travers des secousses picturales qu’elle génère.

Lorsqu’il retourne à Tanger afin de retrouver Zorah, son deuxième séjour est marqué par la même absence de radar et d’empathie. Lui dont le regard libère un autre visible, lui qui sonde la nature, les formes, les sensations afin d’en délivrer la musique secrète ne déchiffre rien de Zorah, est incapable de lire les lignes cachées de son histoire. Le conte de la fille du sultan de Bagdad et du prince des sables que lui a narré Zorah lors de son premier séjour, dont elle dévoile la fin tragique lors de son retour à Tanger, il n’en capte pas le double sens. Au travers de ce récit, Zorah s’est racontée. Aveuglé par le sens littéral, Matisse n’a pu lire la superposition des destins, les symboles, les allusions. « Mais sait-il lire entre les lignes des histoires ? Ah ça, je ne sais pas, ça reste un Français ».

Dans l’alambic psychique du peintre, le Maroc, sa magie, ses paysages, Zorah sont des matériaux catalyseurs de sensations qui n’ont de vie qu’à être digérés et mis au service de sa peinture. « Je sens que le Maroc a accompli son travail en moi, pour toujours ». Autre manière de dire que la réalité, les êtres qui la peuplent sont des mirages qui n’ont d’intérêt que pour ce qu’ils génèrent sur le plan de la composition esthétique. La Stimmung sous laquelle se tient Matisse est proustienne ; il ferait sienne la phrase d’Albertine disparue : « L’homme est l’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’en soi, et, en disant le contraire, ment. » Davantage que le déluge de Tanger c’est la pluie de l’âme matissienne qui a fait écran, rendant impossible la rencontre avec l’intériorité de Zorah.  

Véronique Bergen

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