Confidences incomplètes

Jean-Philippe TOUSSAINT, C’est vous l’écrivain, Le Robert, coll. « Secrets d’écriture », 2022, 160 p., 14,90 € / ePub : 9,99 €, ISBN : 978-2-32101-678-6

toussaint c'est vous l'écrivainÉlargissant leur catalogue lexicographique bien connu, et peut-être inspirées par la vogue actuelle des « making of », les éditions Le Robert lancent la collection « Secrets d’écriture », qui veut faire découvrir au public cultivé la complexe cuisine des œuvres littéraires en donnant la parole à des auteurs consacrés : Michel Bussi, Jean-Philippe Toussaint, demain Frank Thilliez, Susie Morgenstern… « C’est vous l’écrivain » est une réplique de Jérôme Lindon à Toussaint qui le consultait en 1984 à propos de son premier manuscrit, et nous livre aujourd’hui des réflexions circonstanciées sur son travail de romancier. Filant la métaphore du fleuve, le livre est structuré de façon apparemment rigoureuse – dérivations et reflux abondent – en quatre « temps » de longueur inégale : La source (origines du vouloir-écrire, débuts dans l’édition), Le cours (anamnèse détaillée du travail), L’estuaire (rencontres avec le public), Le grand large (procédés narratifs utilisés). En aucune façon l’auteur ne cherche à commenter ses livres finis : davantage lui importe le travail en train de se faire, car l’écrire est du côté de la vie tandis que l’écrit est un objet figé, inerte, que seuls animent les lecteurs, critiques, traducteurs, adaptateurs. C’est vous l’écrivain ne relève donc nullement d’une démarche herméneutique : il est le compte rendu d’un apprentissage et d’un métier, on voudrait dire d’un « artisanat ».

Le volume comporte de nombreux passages anecdotiques : lieux de travail (Médéa, Corse, Ostende, etc.), besoin d’un « bureau » isolé, modèle de l’ordinateur, horaires journaliers, tenue de randonneur, stockage documentaire, etc.  Plusieurs de ces détails, on s’en souvient, figuraient déjà dans Luoghi dove scrivo (Amos, 2005) et dans L’urgence et la patience (Minuit, 2012). S’en détachent les confidences relatives au savoir-faire rédactionnel proprement dit, et d’abord les lectures qui ont décisivement influencé l’écrivain : Crime et châtiment, À la recherche du temps perdu, En attendant Godot, etc.  Notons ensuite une attention pointilleuse à la qualité de la langue, à la grammaire, au choix du mot juste, à la tournure de la phrase, sans oublier les petites habitudes en matière de ponctuation, d’alinéas ou d’interlignes. Contrairement à son père journaliste-romancier, l’auteur a choisi une méthode « patiente » impliquant préparatifs, écriture lente, relectures, corrections incessantes – mais il se rend compte que trop de minutie aurait pour effet d’inhiber le « souffle » narratif, sa dynamique, ce qui fait que le récit va de l’avant. Un autre défi majeur consiste à trouver la bonne mesure entre la densité des phrases – qui impose au lecteur un temps d’arrêt – et leur fluidité. Ainsi le théorème de Pythagore est-il pour Toussaint une sorte de modèle, car il parvient à prendre en charge la réalité « de la manière la plus concise, complète et élégante qui soit ».

Après ce monologue à bâtons rompus, c’est le Quatrième temps qui offre l’exposé le plus organisé, le plus instructif, listant les « règles » que l’auteur s’est données pour élaborer un récit de fiction. Il lui faut d’abord fixer les lieux et décors de l’action, les rendre visuellement présents dans l’esprit du lecteur : c’est eux qui susciteront la tonalité générale du roman. Vient ensuite la temporalité des évènements, que Toussaint préfère discontinue, avec scènes marquantes et intervalles non explicités. Le personnage, en troisième lieu, ne sera ni de type balzacien, ni totalement désincarné ou multiple, mais intermédiaire sans exclure une légère dose de psychologie. En général, conclut-il, évitons d’imposer au lecteur trop de détails, laissons à son imagination le soin et la liberté de combler les vides…

Telles sont les fondations sur lesquelles devrait s’échafauder le plus important : raconter une histoire. Or, Toussaint conteste cette hiérarchie, qu’il considère comme un grand malentendu : « l’intérêt majeur de la littérature ne tient pas dans les histoires que les livres racontent […] mais au rythme, à la couleur, à la manière, à la construction ». L’histoire, tranche-t-il, « n’a aucune importance ». Une position si paradoxale mériterait un surcroit d’explication, car enfin les romans de Toussaint ne racontent pas n’importe quoi. Ils font une large place aux héros esseulés ou tendant vers la solitude, en proie à des difficultés intérieures ou relationnelles qui les subjuguent, et auxquels échappe la maitrise de leur destin ; ainsi, l’on ne s’attend guère à trouver sous sa signature un « thriller » ou une « fantasy » canoniques… Le message final que nous adresse l’écrivain relève plutôt de la provocation malicieuse : usant d’habileté rhétorique, il esquive une question qui, au vrai, constitue une part cruciale de son entreprise fictionnelle.

Daniel Laroche

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