De l’autre côté du miroir

Aliénor DEBROCQ, Maison miroir, Rouergue, coll. « La Brune », 2022, 304 p., 21 € / ePub : 15,99 €, ISBN : 9782812623509

debrocq maison miroir« Rose passe la plupart de ses journées chez elle. Avant, elle y recevait aussi ses clients, mais elle a modifié ses habitudes depuis que la maison voisine est devenue une boîte à décibels. Elle n’ose plus accueillir personne, se sent prise en otage du vacarme, guette avec crainte le retour de la marmaille, comme la nomme son mari. Dès que la petite troupe bariolée passe le portail et s’engouffre à côté, Rose sait que le tintamarre va traverser les murs. Finie, la tranquillité. » Tel est le quotidien sonore de cette quadra bourgeoisement installée au creux d’un quartier vert de la banlieue bruxelloise. Avant, le calme régnait. Avant, Rose ne se claquemurait pas non plus chez elle. Elle menait une carrière d’architecte consciencieuse, d’épouse établie, de mère attentive à sa Boucles d’Or. Elle avançait sans se poser (trop) de questions, suivant le mouvement, interagissant parfaitement. Certains troubles la traversaient bien entendu ; ils demeuraient juste assez inoffensifs quant à la stabilité des fondements de son existence. Mais avant, Rose n’avait pas perdu son bébé ni subi de curetage, et n’était pas encore cette présence d’éther détachée du monde et pourtant douloureusement consciente de ses privilèges. Avant, tout était moins délicat, et plus silencieux.

La donne a changé trois ans auparavant, quand la maison d’à côté a été louée à une famille d’immigrés marocains. Une véritable invasion barbare : couscous, voiles, ramadan, précarité, promiscuité… Sans parler des bruits constants, intempestifs, éreintants. Il y a le père et la mère, quatre enfants (enfin, l’aîné a quitté le nid, mais le deuxième a fait venir sa femme, donc ça équilibre), plus les petits-enfants ! Difficile de savoir à combien ils s’y entassent tant les va-et-vient sont incessants, mais ce qui est sûr, c’est qu’ils sont bel et bien là, nombreux, sans gêne. Du moins, aux yeux et aux oreilles de Rose et Roger qui vivent en sursis depuis le jour maudit où ces étrangers ont intégré le logement jumeau du leur (ah les anciennes bâtisses au charme entêtant et aux failles sous-estimées…).

Nour, la cadette des voisins déjà âgée de trente ans, habite, elle aussi, dans ce giron familial. « La famille c’est comme la laine, ça tient chaud mais ça gratte », a-t-elle entendu un jour, et d’y souscrire aussitôt. Nour est une bonne fille, dévouée, solide, prévenante. Toutefois, elle brûle d’un feu que tous tentent d’étouffer en permanence, alors que les injustices (autour d’elle) et les désirs (en elle) ne cessent de l’attiser. Tisonnée entre tradition et cabrement, obéissance et affront, loyauté et écœurement, elle cherche à ne pas s’éteindre tout en ne provoquant pas d’incendie ravageur. Seule, elle construit son rapport au corps, à la sexualité, à l’identité, à l’altérité, au monde en se coltinant l’expérience d’autres, en assemblant des fragments de réalité, en chopant des bribes de discours, en distinguant sa propre voix par ailleurs recouverte de jugements parasites et d’une hostilité tous azimuts. Émanant notamment du foyer jouxtant le sien : « […] de ce côté du monde les choses ne changent pas. Mes frères et moi sommes toujours les immigrés […]. Pas besoin de chercher très loin pour se confronter à l’animosité occidentale. Au clivage entre “eux” et “nous”. Même les bobos banlieusards qui se disent progressistes préfèrent rester entre eux plutôt que de nous croiser. Les voisins, par exemple. Ils nous détestent cordialement depuis notre arrivée. »

Dans Maison miroir, Aliénor Debrocq explore avec finesse et insistance la question des limites. Une infinité de limites. Celles de l’intérieur et de l’intériorité, d’abord. Celles des projections (sous forme de croyances ou de préjugés) et des intériorisations (liées aux attentes familiales, sociétales, culturelles, religieuses), ensuite. Celles des réalisations et des fantasmes, tout comme des choix et du déterminisme, enfin. Debrocq capte le désarroi de protagonistes féminines complexes, et celui d’hommes, peut-être tout aussi perdus et contraints. Une lecture riche qui force à poser un regard dessillé sur le piège des visions et des apparences reflétées par des miroirs souvent déformants…

Samia Hammami

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