David BERLINER, Devenir autre. Hétérogénéité et plasticité du soi, La découverte, 2022, 176 p., 18 € / ePub : 12,99 €, ISBN : 9782348069697
Habituellement – en quatrième de couverture de ses livres notamment – David Berliner se présente comme anthropologue et professeur à l’Université de Bruxelles, auteur de plusieurs livres dont Perdre sa culture, ici salué. Dans son dernier ouvrage, il se formule ainsi : « Européen, Belge, Bruxellois, francophone, Juif d’origine ashkénaze, agnostique et héritier des traumas de la Shoa, un quarantenaire de la classe moyenne, un anthropologue qui a séjourné longuement en Afrique de l’Ouest et en Asie du Sud-Est, un enseignant, un père, un conjoint », etc. Et aussi, il révèle qu’il est : Derek Moss, un « juif névrosé, une sorte de double européen de Nathan Zukerman (sic) » (alter ego fictif de Philip Roth), auteur notamment d’Un anthropologue à la table. Tout cela pour dire qu’il a, que nous avons, tous et toutes, un moi à la fois uni, fragmenté, multiple, malléable et plastique. C’est de cela dont il est question dans Devenir autre. Hétérogénéité et plasticité du soi. Mais, en anthropologue de l’expérience, s’il réfute les théories actuelles sur le désordre intrinsèque de la vie, il ne va pas jusqu’à épouser les théories de la fluidité (du genre, par exemple).
Le phénomène de devenir autre le temps d’un (parfois long) moment, d’investir une réalité différente de la sienne, David Berliner l’a baptisé « exo-expérience ». Nourri d’essais de socio-anthropologie principalement anglo-américains, de philosophie (Deleuze & Guattari, Vinciane Despret…), de littérature mais aussi d’entretiens, il se centre dans les premiers chapitres de l’ouvrage sur les expériences cadrées, ludiques et fictionnelles. Il nous plonge notamment dans les coulisses de l’art transformatif du cosplay. Lors de conventions, des participantes et des participants imitent, incarnent des héroïnes et des héros issus de la culture populaire, des jeux vidéo, des comics ou des mangas. Ils s’identifient par admiration, sympathie à des meilleurs qu’eux, à des pareils ou à des totalement différents. Si l’expérience est ludique, parfois clownesque, elle demande un travail sérieux et exigeant de préparation tant au niveau du costume que de l’exploration psychologique et affective. Le transfert réussi apporte du plaisir, de la reconnaissance et le sentiment d’appartenir à une communauté mais également une certaine forme de puissance. « L’identification à certaines caractéristiques physiques et sociales de l’entité à qui l’on prête vie produit des effets sur l’image de soi ».
Après le cosplay, David Berliner aborde les devenirs animal, autrement dit l’incarnation animalière qui se pratique, entre autres, dans le champ de l’art ou lors de jeux sexuels (puppy play), qui permet de repousser les limites et de se réinventer en tant qu’humain – mais humains nous sommes et humains nous resterons. L’imagination, l’imitation et les transformations ne peuvent pas tout, même si comme on peut le voir dans le chapitre sur les sosies et les reconstitutions historiques, elles peuvent devenir création, reformulation de l’histoire dans le présent. Tous ces basculements ludiques, fictionnels ont leurs spécificités, mais ont aussi leur socle commun : soustraction aux règles d’un monde pour plonger dans un autre, transformation des perceptions, ressenti d’émotions réelles…, et modification de soi – « il n’y a jamais de retour à soi inaltéré ». En plus d’analyser plusieurs expériences identificatoires – à celles déjà évoquées, ajoutons le jeu de rôle et d’acteur, les drag queens et kings, l’écriture romanesque et l’observation participante des anthropologues –, David Berliner étudie leurs conditions d’émergence, les technologies facilitant leur surgissement (le regard, le récit).
À ce moment de notre article, il faut que l’on se sépare de quelque chose qui nous gêne dans ce livre pourtant passionnant. Un petit quelque chose qui nous semble une coquetterie de l’auteur. À la fin de l’introduction, David Berliner nous invite à lire l’ouvrage sur un coup de dé : « Entamez le livre par le chapitre qu’il [le dé] vous indique. » Or l’ouvrage est conçu de façon linéaire. Nombre de phrases faisant le lien avec ce qui a été écrit précédemment le disent. De plus, approfondissant son propos au fur et à mesure des exemples, il saisit, nous donne à lire tout ce que le spectaculaire, le ludique, le fictionnel font émerger pour que nous nous l’ayons bien en tête lorsque nous entrons dans le chapitre 7, dans le monde souffrant et traumatique, dans la vie quotidienne aussi. Grâce à ce que nous avons lu précédemment, par exemple, nous comprenons d’emblée, sans la nécessité de longs développements, que pour « l’opprimé, le persécuté, le colonisé, l’étranger, la prise de perspective et l’imitation, voire le camouflage » permettent de jouer le jeu des dominants et ainsi, parfois, de réussir à détourner les violences, les stigmatisations, de sauver sa vie ou d’avoir une vie décente. Nous saisissons aussi tout de go l’enjeu moral du livre, qui est bien plus qu’une étude socio-anthropologique, qui s’avère un projet politique qui cherche « à croiser une politique de la multiplicité et de la plasticité avec une sollicitude pour les fragiles de l’histoire. […] Il faudra multiplier les collaborations, mutualiser les explorations, déstabiliser les assignations rigides. Traverser des frontières mais en connaissance de cause. Attention, passage périlleux. Échanger. Apprendre. S’immerger ensemble. Arpenter avec. Expérimenter en commun. Avec sollicitude. Partager nos peurs. Et que tout le monde puisse en faire l’exercice. Que, toutes et tous, nous puissions, selon les mots de Walt Whitman dans son poème Song of Myself (1855) être larges et contenir des multitudes. »
Michel Zumkir