David BERLINER, Perdre sa culture, Zones sensibles, 2018, 156 p., 15 €, ISBN : 978-293-0601-35-9
« Le temps passe », « les temps changent », « ce n’est plus ce que c’était », « tout fout le camp », « les traditions se perdent »… On pourrait continuer ainsi à énumérer les phrases disant la perte et la nostalgie d’un passé irréversible. De l’étude de cette nostalgie David Berliner, anthropologue, professeur à l’Université libre de Bruxelles a fait un très beau livre qu’il destine aux chercheurs en sciences sociales, aux spécialistes du patrimoine et des études mémorielles et muséales, aux philosophes, aux historiens, aux psychanalystes et psychologues, aux politologues ou aux géographes. On ajoutera à tout citoyen en quête de réponses aux replis nationalistes qui se servent de la perte pour exprimer la peur et la haine de l’autre et empoisonnent nos sociétés, pour retrouver un peu d’optimisme au tout nostalgique qui pourrait nous étreindre, pour raffiner la pensée au sujet de la patrimonialisation et ne pas tomber dans le politiquement correct de l’authenticité. Pour cela, David Berliner conçoit le métier d’anthropologue comme celui d’un diplomate « qui parvient à trouver le mot juste pour parler de et avec l’autre ».
Le concept de nostalgie peut revêtir des formes différentes et des rapports multiples au passé, au présent et au futur. Aussi, le resserre-t-il autour d’une double notion : l’endonostalgie – la nostalgie pour des événements vécus – et l’exonostalgie, une nostalgie de seconde main détachée de l’expérience directe, qui est le regret d’une époque que l’on n’a pas connue. Les experts de l’Unesco, par exemple, n’ont généralement pas vécu sur les sites qu’ils classent au rang de patrimoine mondial de l’humanité. De l’Unesco, il est beaucoup question dans ce livre notamment lorsque David Berliner aborde le cas de Luang Prabang, une ancienne ville royale située au nord du Laos, détentrice de trente-quatre temples et répertoriée sur les listes de l’institution internationale en 1995. Depuis ce classement, la ville est devenue un objet de consommation, site de prédilection des touristes occidentaux qui viennent y déguster la nostalgie orientale. Si cette classification fait la fierté de nombreux habitants, de certains expatriés qui y vivent dans un décor qu’ils apprécient, d’autres pointent les changements apportés par la gentrification et par la patrimonialisation comme étant trop rapides. Il en est aussi qui préfèrent quitter le centre restauré pour aller vivre dans le confort moderne en périphérie.
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David Berliner prend un autre exemple pour montrer que le rapport au passé et à la transmission peut être vécu de façons variées. En Guinée Konakry, la société Bulongic a vu disparaître ses rituels avec l’arrivée de l’Islam. Conséquemment, les anciens ne veulent plus rien transmettre, ils considèrent que toute transmission serait une perte. Aussi gardent-ils le secret des rituels passés. Au contraire, les femmes continuent de chanter et de danser comme avant l’islamisation et l’élite urbaine, nourrie aux idées européennes sur le patrimoine, cherche à circonscrire par écrit les rituels afin de les sauvegarder.
On le voit l’anthropologie a des choses à dire sur la nostalgie, tout comme la nostalgie nourrit l’anthropologie notamment sur les questions relatives à l’identité, la culture et la transmission. D’ailleurs, comme le rappelle David Berliner, l’anthropologie a toujours été taraudée par la question de la perte. Elle s’est beaucoup inquiétée de ce que les peuples premiers étaient menacés par la modernisation. D’une autre façon, il montre que par sa plasticité, l’anthropologue, lui, ne perd pas sa culture lorsqu’il est au contact avec d’autres que la sienne, lorsqu’il joue à être un autre, qu’il peut être plusieurs. Alors que la question de l’identité est au cœur de nombreux débats, le livre de David Berliner peut aider à les sortir de leur côté sombre en dédramatisant, diffractant la perte et la nostalgie.