Philippe HERBET, Fils de prolétaire, Arléa, 2022, 120 p., 15 €, ISBN : 9782363083043
Si la photographie a le don de reproduire à l’infini ce qui n’a lieu qu’une fois (Barthes), l’écriture a celui, tout aussi bouleversant, de mettre en mouvement des instantanés. C’est ce que le récit autobiographique de Philippe Herbet, photographe mais aussi – s’il était encore besoin de s’en assurer[1] – écrivain, expose avec clarté. Publié aux éditions Arléa dans la collection « La rencontre », Fils de prolétaire travaille le passage du temps en parcourant de petits tableaux d’un quotidien passé, délicats morceaux de souvenirs effrités dans la soupe du temps, toujours racontés au présent – pour pallier, peut-être, cette sentence lapidaire et presque désintéressée : “Je n’ai pas de photos d’enfance.”
Je papillonne, m’émerveille de l’étrange beauté sise sous l’apparente laideur de notre banlieue, le jeu de la lumière, la succession des saisons, la couleur des heures, l’effort de la nature. Je capte cet état sensible du déroulement du temps, le présent en mouvement qui me renvoie déjà à des souvenirs.
Comme en photographie, il s’agit pour l’auteur de capter l’instant dans son “présent éternel”. Un ça a été animé par l’ardeur d’une langue limpide, franche, aussi brute que sensible. Une langue qui parvient à soulever les voiles brumeux qui masquent la beauté des petites choses aux yeux de ceux qui ne prennent pas le temps de fermer un œil pour mieux voir. Herbet déroule “l’ordre immuable” qui régla ses jeunes années et, ce faisant, dresse le portrait poignant d’une enfance aux accents universels : l’attente, l’impuissance, la cruauté des conflits de classe dont l’essence claque en plein visage sans qu’on en saisisse la portée. C’est aussi le portrait d’une certaine société qui plonge tête baissée dans l’engrenage infernal de la publicité, du capitalisme tous azimuts et du paraître bon marché. Une société où “[a]ussi vite commencées, aussi vite abandonnées, les collections obsèdent les esprits : porte-clefs, timbres postaux, images autocollantes de joueurs de football, petits chats en porcelaine, scoubidous, …”, colonisant l’espace mental aussi sûrement que les affreux journaux télévisés tissés de demi-vérités.
Une existence en roue libre, sans contrôle, sans coup de guidon pour corriger la trajectoire. D’ailleurs, pourquoi corriger la trajectoire ? Pas de mélancolie, pas de grands regrets, encore moins de projets.
Mais, au-delà des errances existentielles, il y a l’imaginaire qui sauve, les amitiés réelles ou inventées, les récits que l’on construit seul ou à plusieurs dans un coin de sa tête ou dans les parenthèses enchantées de vacances au bord de la mer puis, plus tard, de mondes interlopes et colorés qui “s’ouvre[nt] comme une orchidée”. Et, en toile de fond, la photographie comme outil de prise sur le monde et sur le temps – pour y voyager, le fixer, le retourner, s’y enrouler.
La photographie est un prétexte à la fugue ou à la fuite, à rebours du temps.
Louise Van Brabant
[1] Voir le surprenant récit qui accompagne les photographies de Dadas, Les éditions du Caïd – Contretype – L’Image sans nom, 2021.