Vous êtes fou

Serge NOËL, Les éléphants clairs traverseront les fenêtres du matin. Poèmes enragés, Arbre à paroles, 2022, 145 p., 15 €, ISBN : 978-2-87406-710-5

ensemble nous faisons un livre de poésie
j’en suis ravi comme une vieille rose

noel Les éléphants clairs traverseront les fenêtres du matinCher Serge Noël, l’Arbre à paroles publie aujourd’hui votre dernier recueil de poèmes. Votre chant y émet depuis des temps illimités, pour lesquels vous nous quittiez, lit-on, inopinément le 27/10/2020. Vous lui voulûtes un titre inconcevable et un sous-titre programmatique. Le second dit tout, si le premier n’occulte rien.

Cher Serge Noël, au mot d’engagement, vous et quelques-uns de vos amis préférez celui d’enragement. Enragés, vous l’êtes contre ce que vous nommez le vide humain, fruit insipide et luisant du capital. Contre l’alchimie despotique de la valeur marchande, qui seule a don de transmuer la création en art. Contre cet art de rond-point et de boutique, tantôt abstrait, tantôt conceptuel, toujours volumineux et rutilant, manifestations bavardes d’un monde qui n’a plus rien à dire.

Cher Serge Noël, pointant du doigt cette fable de grenouilles avaleuses d’air, vous prenez le parti du bœuf ruminant, de l’écrivain travailleur, inscrit dans un certain nombre de processus sociaux — écrire, chercher, négocier, payer, rencontrer, écouter, lire — qui tous l’engagent. De la création artistique, déplacement du particulier vers l’universel, vous retenez d’abord un cheminement de l’être humain vers plus d’humanité. En l’objet d’art devenu monnaie d’échange, vous voyez un cadeau fait à celui qui le découvre.

parce qu’en effet
je tombe
comme
une couille
une plume
un jonc
dans l’eau raréfiée de la parole poétique

Cher Serge Noël, vous publiez sous un titre rouge une colère noire. De ce que vous vîtes, vous chantez le procès-verbal. Vous vous faites de toutes les luttes, de tous les drames, de toutes les injustices, de tous les organes et de toutes les chairs, où chacun de vos textes semble crier : regarde ! Chant du monde, mais d’un monde terrible, votre écriture tient la promesse d’une liberté intransigeante. Liberté de faire long, liberté de faire court, liberté de rimer à la sauvette, mais aussi d’ouvrir la porte aux images possibles, aux espoirs impossibles.

je suis le chant qui toujours sort
des rangs de ceux qui écrasés par le mépris
roulent leur colère et reviennent
lancer leur cri simple et nu
leur cri vivant leur cri rouge vif

Cher Serge Noël, en combattant de la vie, vous sûtes parler de la mort dans vos textes les plus saisissants. Vous évoquiez celle des autres, « frères humains pour qui la vie ne réservait que brisure », émigrants, exilés, victimes, minorités visibles et invisibles, y mêlant quelquefois la vôtre, promettant de mourir de joie ou de tristesse, jamais d’avoir trop lutté. À ceux qui comme vous rêvent d’interdire les crimes dont ils sont victimes, vous adressez dans l’un de vos Poèmes enragés un envoi radical et définitif : « vous êtes fous ».

Cher Serge Noël, vous êtes fou et cela vous va bien. Fou d’une bonté forte, d’une liberté intransigeante, d’une révolte nécessaire et enchantée. Fou d’une rage porteuse de bannières et d’espoirs. Fou de ne pas l’être, dans un monde dont vous connûtes trop bien les fêlures. Vous fou de partir, ou nous fous de rester, à l’heure où la raison que vous appelez de vos vœux n’a jamais semblé aussi proche et aussi lointaine, et où se fait définitivement ressentir la nécessité d’une poésie vivante et juste.

la poésie la poésie
est tout ce que je peux faire pour cet homme conscient
de sa mort
plutôt que de sa vie

Antoine Labye

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