Christian DOTREMONT, Abrupte fable, édition établie et présentée par Stéphane Massonet, préface de Georges A. Bertrand, Atelier contemporain, 2022, 256 p., 20 €, ISBN : 978-28-50350-74-0
Avec Dotremont, toujours se laisser balancer – comme lui – au hasard du noir et blanc, tourbe des Fagnes et neige de Laponie, d’une page l’autre et d’une plume voleuse :
Tordre ton image
déjouer ton ordre
te faire grimace
disloquer ton verbe
non pour te grimer
mais pour te revoir
comme tu riais (Ltation exa tumulte, 1970)
En 2022, Christian Dotremont aurait eu cent ans. S’il n’avait été trop tôt, en 1979, emporté par la maladie, la tuberculose, l’épuisement, si « la tache », « le trou », « la catastrophe » n’avaient eu raison de lui.
S’il n’avait mieux pris garde à cette menace,
Attention à la bacille de Coch tôt ou tard
on peut sans nul doute penser que célébrer son centenaire
un de plus, c’est un de moins
l’aurait incité à quelque blague potache dont il était coutumier
la peinture à l’huile / la cuisine à la margarine / Solo / du groupe Cobra
Pourtant, moins facétieux qu’il ne pouvait apparaître, et en bon Logogus qu’il se nommait, il en aurait sans doute profité également pour réunir ce qui, dans son œuvre poétique, graphico-plastique (les logogrammes), avant-gardiste (Cobra, la revue Strates, l’avant et après), sismo-géo-topologique (Fagnes, Scandinavie, Laponie, Irlande) pouvait démonter le temps, le brusquer à outrance, et faire s’éloigner au plus loin de lui cela :
la perfection, c’est la mort
Cent ans, donc. Les Musées royaux des Beaux-Arts, en collaboration avec les A.M.L. et la Fondation Roi Baudouin, lui consacrent jusqu’au mois d’août une exposition, autour des logogrammes, qu’est venu ponctuer un colloque réunissant différents angles d’attaque pour cerner le reclus volontaire de la pension « Pluie de roses » à Tervuren. Et diverses éditions voient le jour. Après le recueil Ancienne éternité aux éditions Unes l’an dernier, voici un deuxième recueil, Abrupte fable, publié par L’Atelier contemporain. Les métiers et aléas économiques de l’édition font que ces deux recueils de poèmes se recoupent en partie, le volume de l’Atelier contemporain étant certes plus nourri que le premier cité.
Mais il reprend pour la majeure partie des textes et poèmes déjà antérieurement parus, au Mercure de France il y a plus de deux décennies, chez Fata Morgana, ou encore à La Pierre d’Alun… et ceux des éditions Unes, évidemment non mentionnées. Comprenne qui voudra.
Dotremont, entré en poésie dès l’adolescence, adoubé à 17-18 ans par Magritte, Scutenaire et Ubac pour Ancienne éternité dédié à un amour de jeunesse, écrivait déjà lorsqu’il était pensionnaire chez les jésuites. Ce qui donnera naissance en 1941 à ses Souvenirs d’un jeune bagnard, où s’inscrit son dégoût des règles, de la religion catholique, du dogmatisme revêche de ses professeurs comme du manque d’affection parentale. Aurait-il, centenaire, republié les inoffensifs vers de mirliton que Le petit vingtième, où officiait Hergé, accepta en 1935 ? Rien n’est moins sûr, ou alors, rehaussés d’une distante cocasserie encrée de Chine.
Il faut dire que très tôt, tout fait farine au moulin pour le jeune homme, et ses publications en revues et périodiques traversent l’histoire de la presse et de l’édition tant en Belgique qu’à Paris. On lit ses textes aussi bien dans la Revue du collège Saint-Servais de Liège, que dans Anthologie, éditée toujours à Liège par Georges Linze, animateur de l’avant-gardiste provincial Groupe Moderne, dans la bruxelloise et conservatrice Revue belge, et, sous l’Occupation, la même année 1941, dans La nouvelle revue belgique (avec les frères Piqueray) et aux Editions de la Main à Plume, groupe surréaliste parisien de Noël Arnaud et Jean-François Chabrun, réfractaires au nazisme.
Le volume d’Abrupe fable fait lui aussi flèche de tout bois, et on peut y dénicher poèmes de jeunesse, poèmes surréalistes, textes en prose, collaborations à quatre mains (avec Atlan, Jorn, Alechinsky, Vandercam…), hommages aux aimé/e/s en allé/e/s (Régine Raufast, Jorn, Bente-Gladys-Gloria), fragments de voyage, journal de bord dans les contrées du Nord, retranscriptions de logogrammes… Jamais assouvies, des saillies de mots et de mouvements, d’escales douces-amères et de forts courants, de marches à pas lourds, de regards tâtonnants, d’envols sans lendemain et « d’équises fêtes extourdissantes ». Car toujours, chez Dotremont, le mot écrit, peint, dessiné, l’emporte et le sauve :
écritures longeuses mais toujours vers toi où me loger
écritures songeuses à toi, écritures déjà un peu soyeuses de toi
écritures ici et ailleurs décentrées de toute manière autrement
Dotremont cent ans mais toujours, écrire les mots comme ils bougent
Alain Delaunois
Plus d’information
- La voix et le souffle comme traces : ce que l’archive sonore dit de Dotremont (Le Carnet et les Instants, n°211)
- La fiche de Christian Dotremont