L’esquive

Jean-Louis SBILLE (auteur) et Kikie CRÊVECŒUR (illustratrice), Pains perdus, La pierre d’alun, coll. « La petite pierre », 2022, 64 p., 15 €, ISBN : 9782874291210

sbille crevecoeur pains perdusPains perdus De prime abord, le titre choisi pour le trente-sixième carnet de la collection « La Petite Pierre » chatouille les souvenirs. Quelques tranches (rassises ou briochées, selon), des œufs, du lait, du beurre, du sucre ; la promesse d’un mets saupoudré de doux réconfort. Cependant, l’élan régressif est vite renvoyé dans les cordes : sur la couverture couleur sang, en impression argentée, se détache l’image d’un gant et d’un sac de boxe. Les pains se font alors gnons, le beurre colore les yeux de noir. Et c’est bien du sport de combat dont il s’agira car, dès la première page tournée, Kikie Crêvecœur plante le décor (un ring) et la chromatique (noir, blanc, rouge).

La salle du Ringo Boxing Club ne paie pas de mine. Dans une cave éclairée par le clignotement d’un néon, « trois sacs d’entraînement suspendus au plafond. Deux bancs en angle le long des murs décrépis. […] Au milieu de la pièce un ring usé ». Le strict minimum, l’univers du vieil homme à qui elle appartient. Lui, l’ancien champion, s’occupe de l’entretien des lieux et de l’entraînement de deux jeunes. Et ressasse, en silence, le match contre le Hollandais, la disparition des êtres chers, les occasions évanouies. La fille, sa protégée, s’ancre quant à elle intensément dans le présent ; lors des entraînements, elle « existe à la seconde, à la seconde, à la seconde » ! Elle saute et sue, décoche et encaisse les coups, s’étourdit dans le dépassement. Un garçon vient compléter l’équipe en s’inscrivant à la salle. Son obsession : l’avenir. Il désire en finir avec la précarité, les moqueries, la gêne d’être : « Un jour, j’aurai mon chauffeur et un garde du corps en Armani et Ray Ban. Moi je serai en jeans, Tee-shirt et baskets. Que de la marque. La classe. Je vous promets. » Tous trois investissent l’espace exigu de leur solitude, de leurs mouvements-exutoires et de leurs silences introspectifs parce que « les mots sont parfois trop petits. Tap tap tap tap tap. Ils disent autre chose. Tap tap tap tap tap. Ils disent autre chose. Tap tap tap tap. Ils nous échappent. Tap tap tap tap tap. » Baisseront-ils leur garde, jetteront-ils l’éponge ou seront-ils mis KO… ? Il faudra attendre le coup de gong final pour apprendre l’issue de la rencontre…

La langue de Jean-Louis Sbille ressemble au jeu de jambes d’un boxeur, à la fois agile et précise. Les phrases courtes s’enchaînent, le style est tendu, les formules se répètent. Les estampes de Kikie Crêvecœur, aux traits essentialistes et aux compositions puissantes, répondent parfaitement à cette prose et à l’histoire. Les deux artistes, qui s’étaient rencontrés il y a près de 40 ans à l’occasion d’un match de boxe, signent ici un petit ouvrage-uppercut, fort de simplicité et de sincérité.

Samia Hammami

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