Frères de silence

Un coup de cœur du Carnet

Alexandre VALASSIDIS, Au moins nous aurons vu la nuit, Gallimard, coll. « Scribes », 2022, 112 p., 15,50 € / ePub : 10,99 €, ISBN : 978-2-07-299536-1

valassidis au moins nous aurons la nuitNous sommes dans une banlieue indéfinie, dans l’ombre de tours de béton, et la vie s’écoule sans que l’on puisse penser qu’il fera meilleur demain. Le narrateur, qui ne livre pas son nom, nous parle de Dylan, dont il était si proche et qui a disparu au creux de la nuit. Il nous dit leur univers commun, celui qu’ils trouvent en lisière de la cité, là où on peut respirer une fois passée la voie ferrée. Entre eux, peu de mots, au mieux quelques regards, une forme de complicité tacite qui ne dit pas non plus son nom.

Entre nous, ça avait tout de suite pris, si je puis dire. Dès la première fois où nos regards s’étaient croisés. J’avais ressenti quelque chose. Une sensation très forte. Sur laquelle je n’avais pas voulu mettre de mots. Pour qu’elle reste comme un cheval sauvage, cette impression. Qu’elle reste libre.

Des bribes de la vie de Dylan nous sont livrées, de rares moments de bonheur. La cité a ses histoires, ses petits trafics, ses rapports de forces établis. Aussi est-il précieux de prendre de la distance, d’aller découvrir d’autres espaces. À la faveur de la nuit, les deux compères s’éloignent des tours et arrivent dans un autre monde. Ici, les arbres dissimulent des maisons lovées dans des parcs que des grands portails protègent des indiscrets. Un rituel s’instaure : chaque soir, ils reviennent et la découverte se mue en observation minutieuse. Des lumières s‘allument, d’autres s’éteignent, le point rouge d’une cigarette bouge dans le noir, une silhouette apparaît, qu’ils appellent l’acteur, puis s’en retourne vers une bâtisse dont on aperçoit une grande baie vitrée illuminée dans la nuit. C’est la vie des autres qui s’offre en spectacle. Et puis vient le moment où observer ne suffit plus, où le portail ouvert tend ses bras et crée l’envie, plus forte que tout, d’entrer dans le décor des autres, si différent, riche de ce que l’on ne voit qu’à la télé. Cette incursion est un basculement, comme une sortie de l’enfance au terme de laquelle le narrateur se retrouve seul face à lui-même. C’est d’ailleurs lui-même qui, nous narrant les faits passés, pose un regard sur le déroulé de leurs actes :

Nous montions chaque nuit vers le quartier des villas. Lentement. Sans jamais rien évoquer de ce que nous étions sur le point de faire. Qui allait se produire à coup sûr. Nous le savions désormais. Ne parlant de rien. Ni des éventuelles conséquences, ni de la suite logique qui nous amenait là. 

Avec Au moins nous aurons vu la nuit, son premier roman, Alexandre Valassidis nous donne une œuvre étonnante. Puissamment ancrée dans les réalités sociales, elle adopte une forme d’écriture qui ne trahit pas celles et ceux qui ne recourent guère volontiers à l’écrit. Le souffle de la phrase reste court, porté par les mots dont leurs poches sont emplies, eux qui s’excusent sans cesse, tenaillés par le souci de ne pas déranger. Point de misérabilisme cependant dans cette chronique sociale guidée par une volonté de rendre compte et de comprendre. Surtout pas celle de susciter quelque forme de pitié. Comme pour s’en prémunir, l’auteur, qui est connu (et déjà reconnu et primé) comme poète sous le pseudonyme de Louis Adran, laisse sourdre une prose poétique contenue qui s’harmonise avec la sobriété du propos, ce qui confère au récit un charme et une personnalité incontestables dont on peine à prendre congé la dernière page tournée.  

Thierry Detienne

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Extrait d’Au moins nous aurons vu la nuit proposé par les éditions Gallimard