Un coup de cœur du Carnet
Dominique CELIS, Ainsi pleurent nos hommes, Philippe Rey, 2022, 287 p., 20 €, ISBN : 978-2-84876-959-2
Les romans sur le génocide des Tutsis par des Hutus au Rwanda en 1994 sont nombreux. Beaucoup ont tenté, avec des réussites diverses, de témoigner de l’horreur quand elle atteint de tels sommets d’inhumanité. Avec Ainsi pleurent nos hommes, la Belgo-Rwandaise Dominique Celis propose un tout autre point de vue, celui d’une descendante de victimes qui refuse la banalisation ambiante des faits. Dans une écriture ciselée pour l’occasion et adaptée à son propos.
Après avoir vécu vingt ans à l’étranger, Erika, historienne de l’art indépendante, revient au Rwanda en pleine reconstruction. Elle est notamment guide au musée Campaign against Genocide, situé dans le Parlement à Kigali. Par ailleurs, à l’entame du récit, elle vit une rupture amoureuse qui la dévaste pour diverses raisons. Depuis dix ans dans sa vie, Vincent s’était engagé dans la guérilla, comme Inkotanyi, soldat de l’Armée de libération pendant la période du génocide des Tutsis (1990-1994). Leur rencontre a été un vrai coup de foudre bruxellois, dans un café de la rue Saint-Boniface, en plein quartier Matongé. Surtout, Erika est écartelée par le récit des tortures infligées à ses quatre tantes, et leur assassinat sous les yeux du jardinier de la famille complice de ces atrocités, ainsi que d’autres massacres, et le discours ambiant, vingt-cinq ans plus tard, qui prône la prescription, la nécessité de se tourner vers l’avenir. C’est ainsi qu’un ami belge d’enfance lui demande de « tourner la page », de « passer à autre chose », proposition indécente, voire injurieuse aux yeux de la narratrice. Vincent appartient également à une famille dévastée. Mais alors que nous aurions pu penser que cette communauté de destins allait être un ciment à leur passion amoureuse, elle instille au contraire une incompréhension réciproque, Vincent se sentant incapable de rendre Erika heureuse après ce qu’eux et les leurs ont vécu.
Sa rupture amoureuse et ce retour fait d’interrogations au pays, Erika les détaille au fil de lettres adressées durant une année à sa sœur aînée Lawurensiya, souvent appelée Lo. Comme elle l’écrit elle-même, elle va lui « craboutcher » des lettres. Chaque chapitre débute ainsi par une interpellation de la sœur, comme celle-ci : « Lawurensiya, si tu meurs je te tue », qui dit on ne peut mieux l’importance qu’elle a dans sa vie. Du coup, nous sommes invités comme lecteurs et lectrices à découvrir les confidences, les révoltes, les interrogations, les désarrois d’Erika, au plus près de l’intimité qui la lie à sa sœur.
Il en ressort un texte très fort dont l’écriture cherche à traduire les aspérités et émotions. On sent à sa lecture un gros travail non seulement dans le choix des mots, d’expressions originales, mais aussi dans leur disposition sur la page, le recours à l’oralité, les répétitions quasi obsédantes, les retours à la ligne, les phrases syncopées, la ponctuation, comme dans ce passage où elle dit la peur jamais éteinte car elle sait que le ‘Plus jamais ça’ est une pétition rarement atteinte, notamment parce qu’elle côtoie encore dans son quotidien des génocidaires jamais condamnés ou condamnés mais relaxés depuis. L’écriture y est comme prise de convulsions, les phrases empruntent à la poésie le sens de la concision, une rythmique particulière, une scansion fiévreuse où l’émotion submerge l’écrit :
Elle est revenue,
Violente comme le vide de l’absence des nôtres, Transmuer nos aspirations stambouliotes en mirages, Saccager Vincent – comme elle le fait de mère,
Me broyer – comme elle l’a fait du père. Elle.
La peur.
La peur. Exsudation sans discontinuer. Telle une fin sans fin de menstrues.
La peur. Traînée ! De sang,
Dissimulé. Tu. Tu, é.
En écho à cette écriture quasi poétique, Dominique Celis sème son texte d’extraits d’Obus couleur de lune – Il y a, tiré de Calligrammes de Guillaume Apollinaire, apportant une dimension supplémentaire à la narration.
La narratrice voyage également et notamment à Gisenyi, « mon refuge, la plus belle ville du monde », sur les bords du Tout Beau, le lac Kivu, qui représente énormément à ses yeux. Lors de ses différentes escales au Rwanda, Erika est amenée à côtoyer des personnes dont le possible passé de génocidaires réveille en elle de sombres émotions. Il y a Sœur Agathe du couvent des Bénédictines de Kigufi condamnée à 20 ans de réclusion comme Interahamwe, il y a Jocelin, serveur à l’hôtel Serena qui a pris 17 ans, il y a Mama Yohani et sa copine Espérance, victimes d’un ancien génocidaire libéré qui a « macheté » leur vache par vengeance, il y a Gaspard, le délateur… Autant de personnages qui réveillent de douloureux souvenirs alors que la rhétorique officielle prône l’unité nationale.
Ce retour au pays pourrait n’offrir aucune échappatoire à Erika. Des rencontres vont néanmoins être déterminantes et l’aider à entrevoir son futur, tant dans sa confrontation à l’horreur que dans le deuil de sa passion pour Vincent. Il y a d’abord ses deux colocataires, Coco, qui a renié les membres de sa famille génocidaire, et Zaninka, une Ougandaise mariée à un Rwandais.
Elles sont mes chéries,
Des sexy aux cerveaux bien irrigués, des poétesses bienveillantes du quotidien, aventurières et cabossées,
Enragées.
Avec elles, elle garde le goût de vivre, ne s’enferme pas dans des voies sans issues. Il y a aussi ses quatre bavandimwe comme elle les appelle, ses amis proches, intimes, qu’elle retrouve régulièrement à L’Église, le sobriquet de leur cabaret, pour des soirées bien arrosées. Elle ne va pas remplacer les absents mais « juste ajouté quatre chaises ». Celle de James, son « frangin second hand », celle de Mzee Idelphonse, son « père second hand », celle de Maman Colonel,
et celle de Tonton Damas, un ami de son père. Une vraie complicité la lie à James qui lui recommande un remède pour surmonter son désespoir et qu’elle va appliquer en compagnie de Manzi, karatéka rencontré à la salle de sport. Elle vit sa « nouvelle exégèse, l’Evangile selon saint James, Jouir pour ne pas mourir. Remédier à l’agonie par l’acte de vivre, baiser. » Une solution qui ne sera pas du goût de Vincent. Mais James insiste, convaincu de la voie qu’il lui suggère : « Je dois te protéger. De l’inouï de la violence des impuissantés. Nous, les mecs rwandais, nous sommes vulnérables. Le reste, c’est bagatelles. »
Si le premier roman de Dominique Celis s’intitule Ainsi pleurent nos hommes, c’est bien à des femmes qu’il donne la parole, ces invisibilisées des guerres des décennies antérieures et dont peu à peu la voix émerge relayée par d’autres pour dire les ignominies qu’elles doivent affronter. Que ce soit en Ukraine, au Congo, en Syrie ou au Rwanda, elles paient un lourd tribut lors des conflits dont les hommes sont souvent les responsables. Ce que Dominique Celis résume, si tant est qu’il soit possible de résumer pareils constats, en ces termes : « Toutes les femmes habitent la frontière entre la vie et l’agonie. Celle du sang menstruel ou de la mise au monde. Dans la hantise des vivres et du couvert. Toutes ! À devoir, en plus, vous protéger, vous rassurer, vous soigner, vous ménager ! »
Née au Burundi, d’une mère rwandaise et d’un père belge, Dominique Celis a passé son enfance au Rwanda, son adolescence au Congo-Kinshasa, puis vingt ans en Belgique où elle a suivi des études de philosophie, avant de retourner au Rwanda. En donnant la parole à des rescapés et rescapées, elle dénonce dans un roman vibrant le négationnisme du génocide des Tutsis et la banalisation de ce crime contre l’humanité.
Michel Torrekens
Plus d’informations
- Ainsi pleurent nos hommes figurait dans la première sélection d’un nouveau prix littéraire, le prix Méduse. Le prix est remporté par Blandine RInkel pour Vers la violence (Fayard).
- Notre dossier sur le génocide rwandais