Tandis qu’on agonise

Un coup de cœur du Carnet

Bruno WAJSKOP, Œil de linge, La muette, 2022, 110 p., 12 €, ISBN : 978-2-35687-881-6

wajskop oeil de lingeMourir. Rien de plus anodin. La preuve : cela arrive à tout le monde, une seule et bonne fois. À moins que… À moins que la caméra d’un système de vidéo-surveillance privé capte vos derniers instants, vos ultimes soubresauts, votre suprême hoquet. Et que vos proches puissent se repasser en boucle cette cabriole majeure, pour vous tragique sans doute, et pas vraiment facile à chiquer sur le moment ; pour eux, face à l’incompréhensible fatalité qui se répète sous leurs yeux, un moment dont l’itération ne fait qu’approfondir l’opacité, éloigne toute réponse, finirait même par émousser la portée cruciale. Car, au fond, « le dernier instant ne diffère pas de celui qui le précède »…

Voilà l’étrange cadeau posthume reçu par la narratrice d’Œil de linge, partie en Gaspésie avec ses enfants et ayant laissé son mari seul pendant l’été. Shraga – c’est son prénom – va enfin pouvoir profiter du calme de la maison vide, pour écrire le fameux éditorial qu’il a tant de peine à boucler sur « ce pays [à] l’histoire honteuse mais fertile ». Une voisine découvre quelques jours plus tard son corps inerte, adossé à la machine à laver, dans la cave. Le temps est suspendu. Retour en catastrophe, l’exposition qu’on devait préparer attendra, les enfants se passeront de vacances. La veuve se précipite sur les enregistrements vidéos du système Secure My side pour constater de visu l’irrémédiable. La perte présente prend alors le dessus sur le passé défunt, défait : « Les images de sa mort m’ont été offertes, et l’intensité de ce spectacle, l’étendue de mon long amour, ont mis de côté les souvenirs. »

Commence alors la relation d’une longue séance de voyeurisme qui n’a pourtant rien d’érotique. Un homme descend dans un sous-sol, lance un programme sur le sèche-linge, fait un malaise, s’écroule et s’éteint doucement. Bien que muettes, les images parlent d’elles-mêmes. Elles ne disent rien d’autre que l’évidence de la fatalité. Il n’y a rien à comprendre.

Cet inadmissible constat provoque à l’écriture. Il s’y déploie moins un style qu’il ne s’y fait entendre une tonalité – élément sonore de la téléphonie qui a disparu de notre modernité, mais que l’écrivain rétablit sur le plan littéraire, en figurant l’attente indéfinie dans laquelle sont suspendus ses personnages. Bruno Wajskop est de ces écrivains qui adaptent la grammaire à l’embarras d’exprimer. Par exemple en créant un mode verbal, « l’impératif imparfait », un motif apparemment récurrent dans sa prose, et où se fondent le conditionnement du temps qui nous est imparti ici-bas, le recul permanent des actes manqués, le rageant inachèvement des destinées que nous nous rêvions.

Ce petit livre semble détaché du réel, flottant dans un monde où il ne se passe rien de déterminant – si ce n’est bien sûr la fermeture du hayon d’une voiture stationnée en double file, l’écoulement de la chasse chez le voisin, autant de rumeurs de la vie perçues de loin, tandis qu’on agonise. Mais c’est peut-être, dans le paysage littéraire de « ce très confortable pays », le plus lointain coup de sonde porté depuis longtemps dans les profonds mystères de la banalité. Voire dans la profonde banalité du mystère.

Frédéric Saenen

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