Pablo SERVIGNE et Gauthier CHAPELLE, L’effondrement (et après) expliqué à nos enfants… et à nos parents, Seuil, 2022, 192 p., 12 €, ISBN : 978-2-02-146648-5
C’est Lucie, 13 ans, qui s’adresse ainsi à son père. Elle en a marre de passer pour une idiote auprès de ses potes à l’école, avec leurs histoires d’effondrement de (au choix) notre société, notre civilisation, notre planète, la terre entière. Et en plus, elle flippe, ça l’inquiète ce truc qu’on ne parvient pas à cerner bien clairement. C’est si grave que ça, c’est une catastrophe prévisible, ou au contraire ça peut nous tomber dessus n’importe quand ? Oui, elle sait bien qu’il y a : le réchauffement climatique, la multiplication d’incendies gigantesques, la fonte des glaces dans l’Antarctique, les ouragans, les tornades, les inondations, les réfugiés, les épidémies, les pollutions, les pénuries et la guerre en Ukraine… Mais est-ce que tout ça tient vraiment ensemble ?
Le lendemain, c’est Camille, 22 ans, frère de Lucie, qui vient trouver son père. Il a plutôt les boules, ses copains viennent de se faire dégager d’une ZAD, et les pelleteuses auront vite couché au sol les cabanes, le potager collectif et les orchidées rares pour y installer à la place une zone industrielle de plus. Tout ça pour remettre de l’ordre et du béton, alors « qu’il y aura bientôt des millions de déplacés, que ça va être la galère pour nourrir tout le monde, qu’il y a des risques de guerre et qu’on est en train de déclencher la sixième extinction de masse. » Tous les scientifiques sont d’accord, et pourtant, les gens « continuent de voter comme des abrutis » et ne comprennent pas que « les inégalités entre classes, ça détruit un pays », puis que ça provoque des guerres entre pays. Alors franchement, les grands-messes des « encravatés » sur le climat et les nouvelles technologies de soi-disant « croissance verte », avec des solutions pour dans trente ans, ça le met plutôt en colère. Et de la colère au désespoir, puis à la violence, il n’y a pas des kilomètres à faire…
Résumés rapidement et à vraiment trop gros traits, disons-le, les interrogations, les doutes, et les (recherches de) solutions que demandent Lucie et Camille n’en sont pas moins réels et se font l’écho de préoccupations évidentes aujourd’hui, notamment chez les adolescents et leurs (jeunes) aînés. Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, tous deux pères de famille, ingénieurs agronomes et chercheurs, sont déjà les co-auteurs d’Une autre fin du monde est possible (2015 et 2018, réédités en Points-Seuil, avec Raphaël Stevens). Ils ont largement diffusé le terme de « collapsologie », une recherche interdisciplinaire – contestée cependant par d’autres chercheurs en sciences sociales, scientifiques ou philosophes – qui élabore une théorie de l’effondrement inéluctable du monde aujourd’hui, à partir d’analyses, données, faits, et évènements constatés… et de scénarios possibles pour éviter cette « grande catastrophe » qui tracasse tant Lucie.
Sous formes de dialogues entrecroisés, avec Lucie d’abord, avec Camille ensuite, et avec leurs propres parents enfin, les deux auteurs tentent de dénouer les nœuds gordiens d’une équation majeure, où chacun en prend facilement pour son grade. Si les donnés chiffrées sont nombreuses (mais malheureusement non sourcées), et si la courte vue, les erreurs de jugements, les compromissions des générations antérieures et actuelles sont passées à la moulinette, l’ouvrage s’efforce néanmoins de tracer des pistes pour dépasser le constat d’une faillite généralisée… et donner un peu d’espoir aux plus jeunes.
Parmi ces pistes, ne pas négliger que les périodes de crises sont aussi sources de grande solidarité, et qu’on peut travailler à (re)nouer davantage des liens collectifs qui ne demandent qu’à émerger. L’entraide existe, il faut « simplement » la faire passer avant l’individualisme et l’esprit de compétition, ultra-dominants de nos jours. L’écoute sincère, également, des peurs et des émotions de l’autre, avec tolérance, vaut mieux que les discours imposés, dans un face-à-face qui peut vite devenir conflictuel. Autre piste, nous vivons dans une vaste biosphère: les êtres humains ont beaucoup à apprendre du renforcement de leur proximité avec les espèces animales et végétales, ils doivent s’inspirer de toutes les formes du vivant. « Dans la nature, lorsqu’il y a effondrement, il y a réorganisation des systèmes ; ça ouvre la possibilité du changement, du renouvellement, de la création de diversité. » On peut toutefois regretter que les auteurs fassent l’impasse sur les dimensions politiques et sociales indispensables à ce renouvellement.
Pierre Malherbe