Un coup de cœur du Carnet
Violaine LISON, Vous étiez ma maison, dessins de Manon GIGNOUX, Esperluète, 2022, 96 p., 18 €, ISBN : 9782359841596
J’ai quitté la ville, le fleuve, le nœud coulant des jours. […]
Quitté mes semelles de goudron pour mes pieds de terre rouge et d’herbes hautes.
Cinq verbes, treize lunes, une année de lundis dans la forêt. Partir, naître, engranger, transmettre, renaître. Une année d’apprentissage et de retrouvailles avec le dedans et le dehors, une année pour démonter brique par brique les murs entre soi et le monde. C’est une histoire de fil tiré cousu cassé, une histoire de passage et de rapiéçage qu’écrit Violaine Lison avec des mots qui froissent les paumes et caressent le cœur, dans une langue sensuelle et saisissante qu’accompagnent les dessins de Manon Gignoux.
Un chat noir étire sa flemme contre le poêle. Le soleil s’ébroue. On se croirait au printemps. Sur ma peau le sang a séché.
Une femme déborde d’elle-même à n’en plus reconnaître ses contours, elle fuit, jette « [s]on corps dans la gueule du bois » avec la volonté de se perdre. Mais une lumière perce sous l’épiderme comme au travers des branchages. Dans le ventre de la forêt, elle parvient à réunir ses morceaux brisés sous la caresse d’écorce d’une sorcière couturière, entourée des êtres végétaux et animaux qui peuplent les bois et dont elle apprend, pas à pas, à déchiffrer les alphabets. Sa peau est parsemée de cicatrices cousues au fil d’or. Vous étiez ma maison est la cabane merveilleuse qui abrite un douloureux récit de perte, de fuite et de retour (à soi, au monde) – une « cabane flottante, tendue vers le bleu » dans laquelle apprendre à domestiquer (de domus, la maison ; ici : inviter à vivre chez soi) un peu de la lumière retrouvée pour, à son tour, transmettre.
Une odeur de résine, de sauge et de plantain. Des bougies sur la table. Des flammes dans la cheminée. Des tissus, des tapis, des flacons. Un piano. Des icônes de Marie. Vous.
Le récit de cette rencontre ensorcelante s’effectue au rythme d’une prose poétique au phrasé heurté, de propositions brèves qui s’enchaînent en cascades et charrient des émotions sauvages, violentes. Autour, les vivants bruissent de tout leur corps et décentrent le regard qui, du noyau de la douleur, doucement se déploie jusqu’à toucher les cimes et les racines. Comme l’aiguille qui transperce pour assembler, le récit de Violaine Lison vogue de blessure en ligature, porté par un flux aussi vif que le sang : une langue puissante qui donne souffle et soif à ce conte intarissable voyageant au fil des saisons, que l’on sent cyclique – caractère constitutif de ce qu’il reste d’immuable dans un monde en perpétuelle expansion et changement, toujours plus difficile à contenir. C’est en cela que réside, aujourd’hui plus encore qu’hier, le pouvoir du conte : contenir un monde, rassembler ses fragments épars dans un lieu familier.
Cet assemblage fondamental, qui est aussi le geste de la couture, est la clé du récit : de l’envers au revers, du dedans au dehors, il s’agit de relier les espaces et les matières pour créer une protection, une cabane, une maison – une armure de douceur contre laquelle laisser les autres reposer leurs corps blessés. Car il n’est pas question ici de frontière, ni entre les êtres, ni entre les lieux. À la manière des illustrations de Manon Gignoux qui mêlent les matières, les règnes et les techniques, tout est dans tout et les corps se confondent : la femme est belette, arbre ou maison, elle invite à sa table les châtaigniers et le soleil, la mousse glousse et le martèlement des sabots de chevaux furieux résonne dans la langue luxuriante de l’autrice – une écriture ardente et consolante, dont on aimerait s’entourer les épaules pour traverser toutes nos forêts sombres.
Vous parlez leur langue, empruntez leurs empreintes, habitez leurs nids. Vous êtes des leurs. Mais vous restez vous. La femme cabane. La couturière. Mi-fée, mi-sorcière. Vous les côtoyez avec chaleur et pudeur. À distance. Et tout près. À la juste place. Au juste degré. Dans l’intervalle. L’embrasure des mondes.
Louise Van Brabant