Florian MOINE, Casterman, de Tintin à Tardi. 1919-1999, Préface de Pascal Ory, Impressions nouvelles, 2022, 420 p., 29, 50 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 9782874499913
Se trouve-t-il un.e Belge francophone né.e durant les Trente Glorieuses que n’aient pas profondément marqué.e les publications Casterman ? Pour ma part, venu au monde in extremis l’année du premier choc pétrolier et de la guerre du Kippour, je ne manque jamais de frissonner en feuilletant les quatre albums mythiques de la série « La bonne nouvelle » signés Pilamm, qui furent offerts à ma mère à l’occasion de sa grande communion (en 1960). Hantées de pharisiens aux chairs bouffies et de comploteurs olivâtres, de mercantis à l’œil torve et de lépreux émaciés, ces brochures avaient pour vocation de délivrer par l’image le message des Évangiles aux enfants de la société déchristianisée. J’ignore si, dès le plus jeune âge, cette lecture m’a édifié ou au contraire m’a rodé au morbide (la tête du Baptiste dans le plateau d’argent, un must en la matière) ; elle a fait de moi un membre à part entière de la génération Casterman.
L’histoire de cette enseigne a enfin trouvé son historien en Florian Moine, et il fallait bien 400 pages serrées pour aborder les origines, l’ascension, les succès puis l’inéluctable déclin d’une maison qui compte 80 ans d’histoire. Ou plus de deux siècles, selon que l’on remonte à la fondation de l’imprimerie familiale en 1776. Enracinée dans le Tournaisis, l’entreprise est certes belge, mais c’est son antenne parisienne qui assurera son rayonnement francophone, européen puis international. Pour couvrir cette ligne du temps et ce territoire, Florian Moine a pu disposer d’une source de première main, d’une richesse incomparable : les quelque 3500 mètres linéaires d’archives cédées par la veuve de Jean-Paul Casterman, ancien directeur de l’imprimerie. De ce matériau brut et foisonnant, l’agrégé d’histoire a dégagé un ouvrage d’une exemplaire limpidité, aussi précis en ses bilans chiffrés que fin dans ses analyses.
Car l’histoire d’un éditeur ne se résume guère aux contrats passés avec les auteurs, aux droits perçus, à des questions comptables. Raconter les Éditions Casterman implique de les resituer dans le complexe réseau catholique des publications destinées à la jeunesse et par-delà aux masses. Il ne faut pas alors hésiter à débroussailler des domaines vierges – comme le phénomène des « Livres de prix » ou « d’étrennes », offerts aux élèves méritants à la fin de l’année scolaire. Il faut aussi situer à leur juste place les individualités monopolistiques – Hergé évidemment, qui sera fidèle à l’éditeur jusqu’à sa mort en 1983, ou encore le père de Martine, Marcel Marlier – et les profils plus discrets, mais néanmoins importants… L’autrice Jeanne Cappe, promotrice d’une littérature enfantine « de qualité » ; Paul Werrie, dont l’ouvrage apologétique sur Albert Ier servira de socle à l’imagerie du « Roi chevalier » ; les Jean Delfosse et William Ugeux, fers de lance de la Revue nouvelle, située dès 1946 à la « gauche de la pensée chrétienne » et première revue intellectuelle belge à paraître dès après la Libération ; la forte figure enfin de Louis Casterman, qui porta de juin 1940 à septembre 1944 la double casquette d’éditeur et de bourgmestre de Tournai, et sera, tout à son honneur, condamné pour « sabotage des ordres de l’autorité militaire ».
Une maison passéiste, Casterman, aux relents de confessionnal et d’arrière-cuisine de maman catéchisme ? Au contraire, une structure qui n’a cessé d’évoluer, au gré de tournants parfois insensibles, parfois décisifs. Les pages que Florian Moine consacre aux conséquences du passage à la couleur dans les albums de Hergé ou encore aux audaces déconcertantes du magazine (À suivre), en attestent.
Pour moi, après Pilamm, Dieu et Diable merci, il y eut d’autres découvertes en BD. Par exemple, au fil de la mer salée en compagnie de certain marin ténébreux, ou Ici même avec un très grand Jacques. Mais, mille sabords… c’était encore du Casterman ! On remercie.
Frédéric Saenen