Un coup de cœur du Carnet
Julie TRÉMOUILHE, Les loups seraient restés des loups, La place, 2022, 32 p., 9 €, ISBN : 978-2-9602918-3-4
En ce début du mois de novembre, les éditions La Place – dont les deux premiers ouvrages avaient déjà démontré le goût de l’objet-livre – présentent un tout petit format : trente-deux pages et quatorze centimètres de haut, couverture de carton à rabats et reliure Singer. Au-delà de son apparente délicatesse, l’ouvrage de Julie Trémouilhe (lauréate du Grand Prix du concours de nouvelles de la FW-B en 2021) n’a rien de frêle ou de fragile : c’est une langue audacieuse et accomplie qui se déroule au fil des pages, une prose poétique sonore, texturée, organique.
En neuf temps, neuf chapitres sans concession ni fioriture, l’autrice trace les contours d’un narrateur qui n’est pas sans accointances avec le Fraudeur d’Eugène Savitzkaya (Minuit, 2015) – un je autant qu’un tu et qu’un il, corps multiple à cheval entre les règnes et les âges, corps souffrant et exultant qui se heurte aux limites imposées par « le monde raisonnable » dans une tentative éperdue d’exister au-delà du conventionnel. Pour ce narrateur fragmenté, « englouti par un monde qui le dépasse », il s’agit de trouver sa place (ne serait-ce qu’une place) parmi les très petites catastrophes qui disloquent son quotidien, troublent sa vue, rongent sa peau. « Il » est un corps aussi désespéré que désirant, un vivant-malgré-tout, déterminé à lutter contre l’angoisse à coups d’anacoluthes éclatantes autant qu’à résister à l’érosion et aux morsures du monde extérieur – à la fois si plein de sensations et si avare en relations. Un monde où, par manque de contact, on se dissout.
Qu’importe la griffe de l’ours,
sa gueule béante. Il lâche la rampe.
S’écaille. Se décortique. Se désosse.
Se dépouille. S’édente. Il envoie
la jambe au-delà de la dernière
marche. Alors, peut-être, il vole.
Au-delà de la dichotomie dedans/dehors qui parcourt le récit, Les loups seraient restés des loups apparaît cousu de points de contacts entre les sens et les mondes : à la fois humain et animal, mort et vif, monstre et sauveur, le narrateur au corps double (intérieur et extérieur) simultanément contient et rejette tout ce qui l’entoure. Voyage sans fin entre l’actuel et le souvenir, frontières poreuses, fuites et frictions, c’est un conte noir zébré d’éclairs cathartiques qui est offert à la lecture : une fugue violente qui transpose la cruauté du mythe dans un repas de famille, un supermarché ou une boîte de nuit – tous lieux propices à la manifestation d’une inquiétante étrangeté.
[…] Il scrute son reflet
dans le miroir. Dévisage un regard
qui l’interroge à chaque fois.
Les molécules fatiguées dansent
au ralenti dans la chair.
Tout aimer par-dessus tout.
Il répète. Il caresse les angles,
tire sur les rides, retient entre
ses phalanges des bouts de lui.
Toutes les formes qu’il a pu prendre
déjà. Comment dire ce qui échappe.
Évitant les écueils de la saturation comme de l’anecdotique, ce premier livre propose un texte exigeant et dense qui expose âprement le désir et la solitude. Mais, à « tout aimer par-dessus tout », peut-être trouvera-t-on l’espoir, gisant sous une brique de mémoire. Avec finesse et concision, Julie Trémouilhe s’attache à saisir l’indicible, à dire ce qu’on ne peut retenir – laissant deviner les frémissements d’un projet poétique aussi ambitieux que prometteur.
Louise Van Brabant