Un coup de coeur du Carnet
Eugène SAVITZKAYA, À la cyprine, Paris, Minuit, 2015, 104 p., 11,50 €/ePub : 7.99 €
Eugène SAVITZKAYA, Fraudeur, Paris, Minuit, 2015, 168 p., 14,50 €/ePub : 9,99 €
On pourrait lire les romans et les recueils énigmatiques de Savitzkaya comme une vaste autobiographie. Une vaste saga où compteraient moins, pour nous, lecteurs, l’exactitude des faits rapportés, la véracité de ce qui nous est dit, que l’invention ou la réinvention d’une réalité passée au tamis d’une langue singulière, magique, généreuse, enchantée, enchanteresse. Une vaste saga mettant, entre autres, en scène des « figures » familiales. Le père. Les frères. La mère. Le fou – Savitzkaya lui-même, à différents âges –, écrite dans une langue quasi cosmique, tentant d’embrasser, en tout cas, l’ensemble du vivant. Plantes. Animaux. Humains. Pierres. Arbres. Eaux.
Fraudeur et À la cyprine, respectivement nouveaux roman et recueil de l’auteur, n’y dérogent pas.
Lire aussi : Eugène Savitzkaya, une écriture entre mémoire et détournement (C.I. n° 186)
Fraudeur nous replonge à l’époque de La disparition de maman. Revient, en quelque sorte, sur ce drame. Mais il ne l’aborde pas du tout de la même façon. Il y a quelques années, dans un entretien accordé à une étudiante de l’université de Liège, Savitzkaya signalait la singularité de La disparition de maman, le seul de ses romans écrit d’une venue, le seul à n’avoir pas été patiemment poli, réécrit, aménagé. Reprendre un jour La disparition de maman était l’un de ses projets possibles.
Fraudeur est-il dès lors le résultat de cette reprise ? Peut-être. Ou peut-être pas : Savitzkaya n’écrit jamais deux fois le même livre. Sa langue cosmique et labyrinthique ne se déploie jamais de façon identique. Si La disparition était un récit « brut de décoffrage », Fraudeur est tout à fait l’inverse. Fiction extrêmement maîtrisée, l’auteur y ménage des surprises. Joue subtilement avec nos nerfs et nous tient en haleine avec trois fois rien.
Au cœur de « l’intrigue » ? La famille, bien sûr. Et la « figure » du fou, déjà présent dans des ouvrages précédents. Il se glisse cette fois-ci dans le récit sous les traits d’un adolescent sortant de sa chambre, descendant nuitamment l’escalier, se rendant dans les bois, allant, sans le savoir, à la rencontre de son destin. Puis, pour nous narrer les frictions de cet ado, fou en devenir, avec le monde, il y a un autre fou. Sans doute le même. À un autre âge. Un fou adulte. Il convoque les autres figures familiales. Évoque la vie du père et de la mère à l’est. En Ukraine et en Pologne. Rapporte ses propres voyages dans ces contrées. Convoque aussi les frères, les plantes, les eaux, les animaux. Les priant tous, en somme, de l’aider à rejouer, pour nous, dans les pages d’un livre, un double drame. Celui de la mère qui se promène nue dans le jardin. Celui de son fils qui va « devenir fou ». Mourir et renaître en fou.
J’émets ici une hypothèse : Fraudeur n’est pas qu’une briquette de plus dans la saga autobiographique de l’auteur. Il est un « récit des origines ». Il nous rapporte – ou il invente : c’est la même chose – comment Eugène Savitzkaya, adolescent que j’imagine très grand, un peu dégingandé, un brin taiseux, est devenu Eugène Savitzkaya, un écrivain usant d’une langue littéralement « folle ».
Je pense ceci : les autres peuvent nous traiter de fou pour deux raisons. L’une parce qu’on fait des choses inconsidérées. Se promener nu dans un jardin, par exemple. L’autre parce que notre langue, notre façon de parler, d’enchaîner les faits et les arguments, ne se préoccupent pas du sens. N’ont que faire de la logique usuelle et rationnelle. Convoquent toutes les matières et tous les éléments pour les aider à cerner, rendre compte, un peu, des événements ou des choses du monde. Une langue, et une façon d’écrire ou de parler, cosmiques, en somme, et « enfantines ». Une langue où tous les éléments convoqués, lapins, chevaux, arbres, ont une égale importance. Une langue sans hiérarchie donc. Joyeuse. Toujours à la fête.
Avec le temps, la langue de Savitzkaya ne s’assagit pas. Tout au contraire. Elle n’arrête pas de s’agiter et d’agiter. Se renouvelle sans cesse. Lire Fraudeur et À la cyprine est une joie sans repos : à plusieurs reprises, dans son roman, Savitzkaya s’invite lui-même à « ralentir le tempo ». À ne pas se laisser emporter par la fièvre des mots et des phrases. Par la fièvre du rythme. Ce faisant, Savitzkaya redécouvre le monde. Le regarde et le réinvestit autrement. Loin de n’être qu’un « truc » d’auteur, j’y vois personnellement l’indice de quelqu’un qui cherche à voir et dire les choses autrement, comme à neuf :
Pas si vite. Le temps coule et nous marchons par lentes foulées. Décrivons la chambre du jeune homme, belge de surcroît par le premier mariage de sa mère […]. Il faut savoir ici qu’il partage sa chambre avec son frère adoré, son frère aîné, le merveilleux Jean-Pierre dit Ampougn. aujourd’hui en vadrouille en ville ou dans les champs sous les fenêtres d’une dulcinée dont le beau prénom luit dans son coeur et l’étouffe comme un champignon phosphorescent […]. Revenons au jeune homme d’une quinzaine de printemps qui part en promenade vers les champs et le bois des tombes […]. Une guerre a lieu, depuis toujours. Les souris combattent les crapauds, c’est une guerre terrifiante, elle n’a pas de fin. Chacun combattant lâchement, âprement et cruellement. Chacun pour son clan […]. Cette guerre a lieu dans le cerveau du jeune homme et lui met l’écume aux lèvres.
La langue d’À la cyprine, quant à elle, tient entièrement de ce langage cosmique, « enfantin ». Les poèmes sont ici de joyeux babils où les rapports entre les êtres sont comme « doublés ». Comme si sous la peau et les os de telle femme aimée, par exemple, se laissait soudain voir la force qui l’anime. Comme si ces poèmes nous parlaient autant des choses et des êtres qui nous entourent que de ces forces, tangibles et invisibles, qui les traversent. Rarement, en tout cas, Savitzkaya n’aura été aussi « limpide ». Aussi peu enclin à se laisser aller aux splendides échappées sauvages auxquelles il nous avait habitués. Cela donne des poèmes aussi lumineux que des comptines, aussi libres qu’une invention d’enfant – ou de fou :
Poème des trois petits cochons / l’un n’avait qu’une bite, l’autre / n’avait qu’un téton et le troisième / une magnifique fente, les trois étaient / mal heureux comme les pierres / pourtant seules jouisseuses en ce monde / était-ce un verrat était-ce une truie / était-ce un ange porcin ? / firent en sorte que tout s’aboucha, s’imbriqua / s’emboîta, s’en donna, s’adonna, sabota, samedi / quand tout apparut
Cela donne aussi des poèmes qui brassent l’univers comme faisaient nos anciens :
Tu es ma mère incomplètement faite / à gauche du poêle contre le mur blanc / il manque quelques paillettes à ton oeil / nu et clair, quelques dents en bouche / le serre-tête, le cheval, le chien / Accordéon de l’orphéon des tiques / et des rogatons, il manque un ciel à ta garde-robe / un ciel éclatant et serein, du papier à baiser / lettres et ratures, de la crème aigre / et un ami loup
Bref : de la belle ouvrage, quoi.
Vincent THOLOMÉ
♦ Lire un extrait de À la cyprine proposé par les éditions de Minuit
♦ Lire un extrait de Fraudeur proposé par les éditions de Minuit