L’enfant qui est en nous

Maurice MAETERLINCK, L’oiseau bleu, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2022, 200 p., 9 €, ISBN : 9782875685674
Maurice MAETERLINCK, La nuit des enfants, Albin Michel, 2022, 184 p., 18 € / ePub : 12,99 €, ISBN : 9782226465603

maeterlinck l'oiseau bleuSeptante-trois ans après le décès de Maurice Maeterlinck, cent onze ans après son prix Nobel, voici que les éditions Albin Michel publient La nuit des enfants, suite inédite de L’oiseau bleu, qui bénéficie au passage d’une réédition dans la collection Espace Nord. C’est un événement littéraire qui mérite que nous freinions le train du temps pour retrouver l’âge d’or de nos lettres, et le nôtre : l’enfance.

Dans une brève préface, Frédéric V.G.-Maeterlinck, petit-fils de l’auteur, raconte sa découverte de ce texte qui narre les aventures des petits-enfants des héros de L’oiseau bleu. Cette coïncidence filiale entre le réel et la fiction nous laisse imaginer avec quelle émotion le descendant du grand écrivain a confié le manuscrit aux bons soins d’un éditeur pour que la féerie continue.

Car en effet, qu’est-ce que L’oiseau bleu sinon tout simplement l’œuvre la plus célèbre du seul écrivain belge nobelisé ? Quand la pièce est jouée pour la première fois à Moscou, en 1908, elle est l’objet d’une mise en scène révolutionnaire et attire immanquablement l’attention du grand public et de la critique avertie. À l’origine, simple conte de Noël remanié et finalement conçu comme un spectacle gigantesque, comme si Maeterlinck lançait un défi au Théâtre en lui soumettant ses rêveries les plus folles, L’oiseau bleu sera bien vite traduit, joué à New-York, Paris, puis envahira le monde où il sera partout acclamé et offrira à Maeterlinck, le célèbre Belge qui a conquis la scène parisienne, une notoriété internationale traduite par le prix le plus prestigieux.

Rappelons-nous. L’oiseau bleu raconte les aventures de Tyltyl et Mytyl, envoyés par la fée Bérylune chercher l’oiseau merveilleux qui sauvera sa fille d’une maladie qui nous affecte tous : « elle voudrait être heureuse ». Afin de les aider dans cette quête, Bérylune offre aux enfants un diamant qui permet de voir l’âme des choses. Ils partent et visitent des lieux simples rendus extraordinaires par la vertu du diamant, rencontrent des personnages qui révèlent leur « essence divine », selon les mots de Baudelaire. Ils peuvent revoir leurs grands-parents morts, parler avec des enfants qui ne sont pas encore nés ; ils s’étonnent des rivalités entre les animaux ; ils sont menacés par la révolte des arbres ; ils s’approchent toujours un peu plus du fond de chaque être, et de la réponse à la lancinante question : qu’est-ce que le bonheur ? Il y a du Perrault, du Grimm, beaucoup de Shakespeare, et c’est tout entier Maeterlinck qui ouvre avec cette pièce le chapitre lumineux de son œuvre. Rimbaud voulait se « faire voyant », et percevoir ce que chaque détail quotidien a de précieux. L’oiseau bleu nous propose une alternative au dérèglement de tous les sens pour y parvenir : réactiver l’enfance qui est en nous, qui sommeille, qui n’a pas disparu. Que symbolise l’oiseau bleu ? La compréhension complète du monde ? Un rêve ? Un moyen d’être heureux ? Un but en soi ? Dans la présente réédition Espace Nord, la postface de Paul Aron éclaire l’œuvre de toute sa science et la remet en perspectives, analysant finement à quel point elle est un bijou fidèle à la philosophie et aux valeurs du symbolisme : dévoiler les choses cachées, dépasser les idées reçues et le positivisme ambiant. En lisant le texte de la pièce, on se prend à espérer, après les nombreuses mises en scène et adaptations, après la série animée japonaise de notre enfance, une reprise colorée par Tim Burton, pour qui cela semble avoir été écrit, près d’un siècle plus tôt.

Car nous voici en 2022, et nous découvrons La nuit des enfants. Qu’est-ce que cette pièce ? D’où vient-elle ? Comment nous est-elle parvenue ? Dans son excellente postface, Gaultier Loubris, qui a été sollicité par le petit-fils de Maurice Maeterlinck pour établir le texte, revient sur ces questions, après avoir brillamment mis en exergue les lignes de force de l’œuvre du Maître de Gand. Suite au succès fulgurant de L’oiseau bleu, Maeterlinck écrit une suite en 1922, Les fiançailles. D’une structure et d’un ton très semblable à L’oiseau bleu, la pièce raconte les péripéties des enfants devenus adolescents, alors que Tyltyl part à la recherche de l’âme sœur et se révolte contre les injonctions de son destin. Hélas pour Maeterlinck, Les fiançailles n’a pas le succès escompté. On sort du traumatisme de la Grande Guerre, et de nombreuses gloires, trop liées dans l’esprit du public au « monde d’avant », peinent à survivre. Dans le cas précis de Maeterlinck, si sa grande période est derrière lui, il lui reste quelques titres majeurs à proposer au public, dont La vie des termites et La vie des fourmis, qui sont autant de preuves de son attention minutieuses à ce que l’environnement peut avoir de merveilleux dans son concret menu – et ce malgré une polémique liée à un plagiat dans le cas du premier de ces deux livres, polémique que David Van Reybrouck sut convertir en passionnante enquête dans Le fléau.

Mais voilà, la Deuxième guerre mondiale éclate, Maurice Maeterlinck vit à New-York et, s’il est loin du vacarme des bombes, il n’en ressent pas moins l’impérieux besoin de convoquer à nouveau l’enfant qui est tapi au fond de lui. Les titres des journaux hurlent les catastrophes inouïes des adultes ? Qu’à cela ne tienne, Maeterlinck va batailler contre l’angoisse à grands coups de féérie.

maeterlinck la nuit des enfantsLa nuit des enfants s’ouvre dans le Palais des Fées. Bérylune retrouve Bérénice, qui revient « du fond des guerres ». Ensemble, elles reprennent la question de L’oiseau bleu : qu’est-ce que le bonheur ? Elles décident d’accorder chacune un don à deux enfants. Jocelle, la petite-fille de Mytyl, pourra créer ce qu’elle souhaite. Patrocle, le petit-fils de Tyltyl, sera capable de détruire ce que Jocelle fait naître. Difficile d’imaginer jeu plus pervers de la part des adultes. Les enfants se réveillent alors, et entament un dialogue où la complicité se mêle à l’humour absurde : ces deux-là veulent s’amuser. Ils connaissent leurs dons, qui leur ont été révélés en rêve, et les aventures merveilleuses vont ainsi pleuvoir littéralement dans leur chaumière. Dans L’oiseau bleu, les enfants quittaient leur masure pour cheminer d’un lieu magique à l’autre ; La nuit des enfants se déroule presque tout entier dans le même décor, salle de jeux de Patrocle et Jocelle, où les jouets se révoltent, où des oiseaux chantent si fort que cela va réveiller papa, où un mort vient réclamer leurs bons offices. Les visiteurs se succèdent. Certains sont bienveillants, comme l’étoile, qui leur apporte l’amour ; d’autres sont maléfiques, tel l’ogre qui passe sa main gigantesque par la porte, et que Patrocle doit trancher avec son épée. Il est des passants mélancoliques, comme Virginia la folle, dont l’enfant ne veut pas naître, ou les deux fées qui reviennent en vieilles dames désœuvrées.

Il y a du délire et de la brutalité dans La nuit des enfants, il y a des questions sans réponse. Il y a de magnifiques formules et des enchaînements surréalistes. Il y a tout ce que le symbolisme de Maeterlinck peut nous offrir d’émerveillements et d’éclats dans la nuit. Il y a surtout deux enfants qui résistent à la violence du monde en lui imposant leur pureté : la pièce s’achève sur leur ultime souhait, le Palais de l’Avenir, un palais d’amour, de communion et de fête. Les parents, médusés dans leur coin, assistent à la création de leur progéniture, qui régénérera le monde.

Une pièce qui s’ouvre dans l’obscurité et se clôt dans la lumière, donc. L’auteur en écrit plusieurs versions, en français et en anglais. Gaultier Loubris retrace pour nous les difficultés qu’il a rencontrées en établissant le texte définitif, contraint de choisir parfois les variantes d’une version contre celles d’une autre, espérant en guise de conclusion que Maurice Maeterlinck n’aurait pas désavoué la présente édition. Gageons que non.

Gageons aussi que la magie de La nuit des enfants opérera. Plus d’un siècle après L’oiseau bleu, le cycle féérique de Maeterlinck s’achève, mais pour l’enfant qui est en nous, toute féerie est toujours à recommencer.

Nicolas Marchal

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