Un coup de cœur du Carnet
Pierre DE MÛELENAERE, Thunder and Lighting, Totalism, 2022, 68 p., 22 €, ISBN : 978-2-87560-163-6
Le Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, qui est à l’origine de cet ouvrage graphique, peut être considéré comme la traversée hypnotique du paysage africain le long d’un fleuve qui est un serpent délové et « coule sans un murmure, le long d’une forêt qui ressemble à un masque ».
Un tel parcours, où se rencontrent les choses les plus abominables de la colonisation, s’apparente, selon l’auteur, à une remontée vers « le visage effroyable de la vérité » qui ne cesse cependant pas de se dérober. Et l’on comprend qu’il soit à la fois fascinant et éprouvant de tenter de donner une forme graphique à ce cheminement. Ils sont quelques- uns à avoir adapté le texte de Joseph Conrad. Reprenant le titre même du roman, Jean- Philippe Stassen, à l’aide de couleurs subtiles et de dégradés de gris, met en évidence l’aspect ténébreux du romancier ; avec Kongo, Tom Tirabosco fait ressentir avec ses encres et ses pastels la moiteur de la forêt.
Ce que fait voir Pierre de Mûelenaere est d’un tout autre ordre. Ne s’attachant pas à suivre le parcours narratif et ses méandres, il comprend, comme Coppola avec Apocalypse Now, que Joseph Conrad est un visuel pour qui tout est dans l’intensité, dans la dimension hallucinatoire de certains face à face. Il en va ainsi de l’abomination de la scène des têtes empalées subitement rencontrées au cours du voyage : « l’une d’elles, noire, desséchée, affaissée, les paupières closes, semblait dormir au sommet de ce poteau, et comme les lèvres sèches et ratatinées révélaient une ligne blanche et fine de dents, elle souriait d’un sourire continuel ».
Cette scène, qui marque l’entrée d’un monde sans lumière, fait partie des vingt-sept apparitions frappantes que contient ce volume et qui ont d’autant plus de force qu’elles sont gravées dans le bois. En pratiquant une des plus anciennes formes d’impression, Pierre de Mûelenaere taille, évide puis encre afin de donner tout l’impact visuel du noir et blanc. Des silhouettes raides ou avachies se détachent sur un fond blanc qui est comme un silence ; des formes sautillantes surgissent d’un fouillis de lignes qui est comme un tumulte végétal; à les regarder longuement, les visages se figent et les masques semblent s’animer.
C’est au lecteur, troublé par de telles images, curieux de ce que contient leur profondeur, de s’y aventurer en ajoutant à ce qu’il voit ce qu’il parvient à deviner…
Kurt Willard