Les Labdacides et nous

Paul EMOND, Créon suivi de Loin d’Antigone, Oiseaux de nuit, 2022, 118 p., 10 €, ISBN : 978-2-931101-54-4

emond creon suivi de loin d'antigoneMatrices textuelles inépuisables, les histoires des Labdacides, des Atrides composent des mythes fondateurs que la littérature n’a cessé de réinterroger. Au travers de deux monologues théâtraux Créon et Loin d’Antigone, le dramaturge, écrivain et essayiste Paul Emond délivre une relecture à la fois contemporaine et intemporelle du cycle tragique qui emporte la dynastie des Labdacides. Puissamment inspiré, le premier texte campe le bilan rétrospectif que Créon, roi de Thèbes, porte sur son règne. Le déplacement de focale, le dépassement des clichés qui, depuis des siècles, recouvrent la division entre Créon, représentant de la raison d’État, et Antigone, symbolisant la révolte, permet au dramaturge de donner à entendre un autre Créon, tyran inflexible, orgueilleux, avide de pouvoir certes, mais aussi simple mortel terrassé par les spectres des morts qui viennent lui demander des comptes. Unité de temps, unité de lieu, unité d’action. Solitaire, dans son palais thébain, le frère de Jocaste erre dans ses pensées nocturnes, assailli par les fantômes des morts, Œdipe, Jocaste, Polynice, Étéocle, Antigone, son fils Hémon, fiancé d’Antigone, ses deux autres fils, sa femme Eurydice… Il pressent qu’il traverse sa dernière nuit avant l’arrivée de Thésée qui le tuera et mettra Thèbes à sac. Au travers d’un despote qui s’évertue à justifier les crimes qu’il a ordonnés, à se blanchir devant le tribunal des siècles, au travers de ses discours légitimant ses décisions politiques, Paul Emond évoque en filigrane un chef d’État contemporain, taillé dans l’oppression.

Le dramaturge a, entre autres, adapté Le Roi Lear, Le Marchand de Venise. On ne s’étonnera pas qu’il y ait un souffle shakespearien dans le regard porté sur les malédictions qui frappèrent Laïos et Jocaste avant de s’abattre sur leurs descendants, qu’il y ait la démesure de Richard III chez ce roi pris dans la spirale des oracles des dieux et des folies des hommes. Long exercice d’introspection, le monologue que Créon déroule révèle la machinerie infernale qui noue sphère privée et rouages du pouvoir. Oscillant entre arrogance et effroi, entre cruauté et cabotinage, il règne sur des morts, sur un peuple réduit à la terreur, descend dans le palais de sa mémoire, juge et accusé, accusé qui s’innocente et condamne la bêtise de la population. Tout vient de plus loin, d’un non-désir, d’une fatalité.

Ai-je jamais demandé à être roi ?
La réponse est non.
Même si personne ne me croira.
Telle est pourtant la plus stricte vérité.
Avant que les malheurs ne nous frappent, j’étais le prince Créon, insouciant, toujours affable et souriant, sans autre charge que d’assister aux parades royales.

Inventant le personnage de Renatos, frère de Jocaste et de Créon, Loin d’Antigone renouvelle l’éclairage porté sur l’antagonisme qui opposa le roi thébain et Antigone. Complexifiant les personnages, Anouilh déjà avait secoué l’image négative qui emprisonnait Créon et l’aura d’incendiaire éprise de justice qui entourait Antigone. Dans la bouche de Renatos, transparaît la même accusation, ou, à tout le moins, la même déploration : inflexibles l’un et l’autre, obsédés par l’observance de la loi de la Cité ou par la fidélité à la loi des morts et des dieux, la fille butée d’Œdipe et le monarque implacable n’ont pu qu’en venir à un point de crise, emportés par leur orgueil, leur intransigeance.

Qui est responsable ?
Créon ?
Antigone ?
L’un et l’autre ?
Murés dans leur rigidité.
Imbus de leur posture tragique (…)
Ne vivrions-nous pas mieux si ce monde n’abritait aucun Créon ?
Aucune Antigone ? 

Une première fois, l’intrication de la responsabilité humaine et des châtiments ordonnés par les dieux est à l’œuvre lorsqu’il s’agit de punir Laïos en frappant son fils, sa descendance. En exil à Colone, les yeux crevés, Œdipe nous enseigne qu’il ne sert à rien de vouloir éviter les oracles. Lui qui a vaincu le sphinx, reçu en émolument de son exploit le droit d’épouser la reine, n’aura somme toute été que le jouet des divinités. Cruelle ironie de la fatalité. Tout ce qu’il a accompli pour déjouer la prédiction a permis qu’elle se réalise. Il n’aura pu se soustraire à son destin de parricide incestueux. La laïcisation du schème de l’assomption de ses actes fait place à d’autres dieux dont Paul Emond ausculte les puissances, des dieux nommés désormais inconscient, pulsions incontrôlables ou Realpolitik, raison d’État. Dans Malina, Ingeborg Bachmann écrit « L’histoire donne des leçons, mais elle n’a pas d’élèves ». Dans Ulysse, Joyce cisèle la formule « L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de me réveiller ». Métonymie de la scène du monde, le dispositif théâtral conçu par Paul Emond interroge, au travers d’un Créon déchiré entre justification de ses actes et remords, les tyrans actuels qui font de l’exercice du pouvoir un carnage et de la haine le marchepied vers le trône, fût-il républicain.      

Véronique Bergen

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