Love will tear us apart again

Un coup de cœur du Carnet

Christophe LEVAUX, Baisse ton sourire, Do, 2023, 142 p., 17 €, ISBN : 9791095434436

levaux baisse ton sourireEst-il un sujet plus sensible à aborder en littérature que la violence dans le couple ? Pour preuve, le peu de romans (en exceptant les récits de vie et témoignages personnels parfois de très haute qualité littéraire) qui osent dépeindre l’engrenage à la mécanique perverse allant du flirt à la relation passionnelle pour rapidement se dégrader en pugilat. Bien sûr, il y eut en 1942 un titre aussi méconnu que le nom de son auteur, Les coups de Jean Meckert – alias Jean Amila pour les amateurs de polars très sombres. Le tour de force était là de décortiquer le processus descensionnel, régressif, du protagoniste masculin, un simple manœuvre qui éprouve des difficultés à s’intégrer au milieu petit-bourgeois dont affecte de provenir sa compagne, et qui ne se gêne pas pour remettre ce petit monde à sa place – notamment sa belle-mère abhorrée. Puis la jalousie s’en mêle, et quand le langage ne suffit plus pour se faire entendre, les gestes prennent le relais…

Avec Baisse ton sourire – son dernier roman au titre brutal, injonctif et au fond tellement belge dans son expression – Christophe Levaux rappelle Meckert à certains égards. D’abord parce que le point de vue adopté est celui du bourreau, et non de sa victime. L’empathie se fraye donc un chemin tortueux, et tout relatif, vers le lecteur pour donner lieu à un étrange sentiment de résignation compassionnelle. Ensuite, dans la dynamique relationnelle entre le narrateur et Sophie, que tout conspire à parasiter : le quotidien, la « famille » et les « amis » qui tous deux méritent leurs guillemets, un concurrent désirable nommé Alexandre, et le réel toujours plus fort que l’idéal. Enfin, il y a aussi chez ce jeune auteur quadragénaire une tension vers un style oral-populaire qui, s’il n’a plus rien à voir avec la veine populiste de l’entre-deux-guerres (du moins sur le plan de ses enjeux de dénonciation sociale), nous installe dans une parole brute de décoffrage, à mâchoire et poings serrés.

Dès l’incipit, le ton est donné : « Il y avait ce joueur dans le championnat belge de football au milieu des années 1990. Gilles de Bilde, il s’appelait ». Commencer une histoire de la sorte, avec un démonstratif qui attend son référent et une reprise pronominale parfaitement dispensable, c’est poser une voix qui à chaque phrase redresse un peu le menton, tantôt pour séduire, fût-ce avec maladresse, tantôt pour annoncer un coup imminent. Cette prose, mêlant limpidité et viscéralisme, bascule souvent dans une dimension quasi hallucinatoire. Sous ses allures maîtrisées, elle est en fait toujours du côté du dérèglement et de la pulsion qui couvent. On prêterait volontiers au narrateur les traits d’un écorché tel que Patrick Dewaere ; on pourrait lire cette longue confidence avec en fond sonore Ian Curtis psalmodiant en boucle Love will tear us apart again.

La question centrale de ce roman percutant n’est cependant pas la violence physique entre deux êtres qui avaient, au départ, tout en main et dans le cœur pour filer des jours parfaits, mais l’installation presque fatale du malaise entre les deux éléments du binôme amoureux, dont les vies partent en vrille. Malaise avec soi et entre soi, vis-à-vis des autres, mais davantage encore, avec les mots. Alors qu’ils sont banals, insipides en certains contextes, parfois, ils revêtent « un costume de fureur ». Sous leur apparence nouvelle, un tragique vide de sens, à combler avec autre chose, qui est souvent le pire.

On se retrouve alors à contempler les débris dérisoires du globe-terrestre qu’on vient de fracasser, alors que c’était le monde qu’on aurait voulu changer. On vise la tête de l’autre, parce qu’on n’arrive plus à retrouver la sienne. On sait qu’on fait erreur, bien sûr – mais sans erreur, y aurait-il de roman si dur, si juste, si pur, que Baisse ton sourire ?

 Frédéric Saenen