Parce que c’était lui, parce que c’était là

Frédéric SAENEN, L’enfance unique, Postface de Laurence Boudart, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2023, 200 p., 9 €, ISBN : 9782875685728

saenen l'enfance uniqueÀ se laisser guider par les premiers mots de l’avertissement de l’auteur, la question principale porterait sur la manière « de traiter les mots et expressions en langue wallonne présents dans ce texte ». 

À se laisser guider par les premiers mots du roman, la question principale, outre « la Langue première » serait « l’enfance ».  Les deux vont l’amble, livrant le récit intime d’une enfance baignée dans le wallon de l’Origine, la Langue première pratiquée par Grand-Popa, pourtant un Flamand du Limbourg, et Mamy, même si elle « se plaît à rappeler ses origines françaises ».

Le français riche et chatoyant de Frédéric Saenen forme un écrin au wallon :

Emballé, le charroi syllabique détruit tout sur son chemin, soc absolu de grossièreté pourtant enchâssé sur le hérissement des archaïsmes et la préciosité de sublimes subjonctifs imparfaits. Car ma Langue première est à la fois celle du remous chtonien, du courroux majuscule éructant du fond des âges, et du raffinement primal. Vecteur d’une ire irréductible au banal exercice de la « violence » ou du « pouvoir », ma Langue première ne sera jamais moderne, mais savamment barbare, salutairement rétrogradeLe français puissant et imagé de Frédéric Saenen  nous présente de même le flamand qui fut d’une certaine manière sa langue maternelle Et libre. 

Le même français puissant et imagé nous présente de même le flamand qui fut la langue maternelle – d’ailleurs grand-paternelle – de Frédéric Saenen :

La modulation du flamand sortant de la gorge de Grand-Popa, non, de plus bas, de son ventre, non, de plus bas, de ses tripes, non, de plus bas, du Bas, […] syllabes passées à la meule de son palais, sa parlure majestueuse […], trésor de phonèmes pâteux et âpres à la fois, d’inflexions lentes et ténébreuses. 

Et l’enfance de Petit d’On, fils de fille-mère, s’égrène dans un quartier de Grâce-Hollogne qu’on devine ouvrier, rue en pente, voisins et voisines avec qui on s’entend ou pas, mais surtout dans le microcosme familial entre Grand-Popa, Mamy et maman Ginette. C’est l’époque des pastilles Fluocaril, si blanches sortant de leur tube rose, et des tapis plains à motif blanc, orange et marron ; du skai – parfois appelé par dérision  ‘faux skai’ quand c’est vraiment de la cacaille…  C’est le temps des cassettes sur lesquelles « Petit d’On enregistre avec Maman des chansons qui passent à la télé ou à la radio sur le gros poste noir. »  Et quand on les écoute, on a beau avoir fait taire tout le monde, on entend autant les bruits de fond de la maison que la musique. À l’instar de « l’enfance, ce bruit de fond de toute une vie… »

Après la prime enfance, l’auteur entame un compte à rebours de l’adolescence (Quinze ans en 1988, ta vocation de littéraire se dessine) jusqu’à six ans en 1979, quand Mamy « fait ses jambes » (elle soigne ses ulcères, la pauvre) et quand Grand-Popa arrête de « faire les pigeons » (dans le Hainaut occidental, on parle de « coulonneux » et il existait une météo spécifique dont le leitmotiv me semblait être « Les convoyeurs attendent »).

Ce récit de vie est aussi plein d’humour.  Ah !, la folle farandole, à moins que ce soit une savoureuse kyrielle des médecins divers et variés, tous les Sphinx de la morticulture se penchant sur le poids, le surpoids, l’hyperpoids du petit bonhomme : le docteur moustachu, le docteur vietnamien, la doctoresse à forte haleine, l’homéopathe congolais de 140 kilos…

Et de la tendresse, beaucoup de tendresse, cristallisée dans l’hommage de l’auteur aux « mains de Ginette« .  Elle ne prend pas beaucoup de place, Ginette ; on ne l’entend quasiment pas parler mais ses mains de travailleuses parlent pour elle à travers la description admirable qu’en fait son fils, magnifiant son travail tout entier dévolu aux « humbles tâches ménagères », suivant l’expression convenue. 

Et finalement, l’enfance passe et s’évanouit.  Et la Langue première, on ne la parle plus qu’avec des fantômes absents ou présents.

Ce livre beau et sensible déploie toutes les nuances de sens qu’on peut entendre dans L’enfance unique : unique enfant, enfant unique, unique manière de percevoir le monde qui l’entoure dans une époque évidemment commune dont beaucoup de lecteurs retrouveront les motifs et la saveur.

Comme toujours dans la collection « Espace Nord », la réédition se complète d’une très intéressante postface, ici rédigée par Laurence Boudart. 

Quant aux « Primoglossies » qui rassemblent en fin de chaque section les mots et expressions en liégeois qui émaillent le texte, chaque lecteur jugera si c’est une bonne ou une moins bonne solution…

Marguerite Roman

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