Sauvagerie, nature et civilisation impitoyable

Alexandre GALAND, Delphine JACQUOT, Sauvage ?, Seuil jeunesse, 2022,
64 p., 20,90 €, ISBN : 9791023514797  

galand jacquot sauvageEn 2018, Alexandre Galand (docteur en histoire, en art et en archéologie) et Delphine Jacquot (illustratrice) nous avaient envoûtés avec Monstres et Merveilles (Le Seuil jeunesse), une visite dans les cabinets de curiosités à travers le temps. Avec Sauvage ?, le même duo, passionné d’étrange et d’extravagance, nous emmène loin dans les questionnements sur l’autre et nos représentations de l’altérité.

Extrêmement bien documentée, Sauvage ? est une encyclopédie de 64 pages immenses, composée de 4 parties, le sauvage des légendes, des « sauvages » pour l’Occident, la nature sauvage, les sauvages masqués. Un immense album jeunesse, un texte-image pour adultes et enfants nous invitant à penser l’autre. On y trouve les belles illustrations (les crédits se trouvent détaillés à la fin du livre), les mises en scène fabuleuses de Delphine Jacquot dont on reconnaît le trait.

Chaque partie commence avec une double page illustrée et percée d’un judas. Lorsqu’on ouvre cette double page, un œil apparaît. Il observe, fasciné, rebuté, attiré par cette sauvagerie. La porte est ouverte, on entre pour traverser les époques en découvrant à quel point le sauvage, l’image de la sauvagerie nous accompagne depuis toujours pour finalement nous définir aussi. C’est une porte sur l’autre, c’est notre reflet inversé. Voilà l’humain à l’état de nature, l’authentique, l’anthropophage, le barbare, le primitif, celui qui vit dans le fond des âges, le fond des forêts, les montagnes reculées….Mi-humain, mi-bête, il vit aux marges et Alexandre Galand et Delphine Jacquot nous font visiter les marges de notre histoire. L’auteur et l’illustratrice nous replongent dans nos souvenirs de lecture de Thoreau et de Jack London, dans les Westerns du dimanche, dans les contes de Peau d’âne et de la Belle et la Bête ; plus proche de nous, dans le travail photographique de Charles Fréget. Oui, l’imagerie du sauvage et partout. Cet imaginaire, cette imagerie nous a construits, nous les Occidentaux. Le sauvage effraie, il vit hors de la civilisation dans des lieux abandonnés, loin des Hommes. Des lieux effrayants pour des figures effrayantes. De Enkidu, premier homme sauvage à l’Antiquité (et le sauvage est aussi ce en quoi nous sommes transformés lorsque nous sommes punis par les dieux) aux figures des mascarades et des carnavals de l’est de l’Europe ou des zones montagnardes, les bordures de l’Occident sont mises en lumière dans cet ouvrage, là où se love la sauvagerie. Finalement, il arrive parfois que l’homme sauvage nous montre la voie, est-il si sauvage que cela cet homme sauvage, ou est-ce nous qui faisons de lui un sauvage ?

Au 19e siècle, on quitte les croyances et les légendes. La découverte de nouveaux espaces et de nouveaux territoires permet de fantasmer une nouvelle forme de sauvagerie contre l’Occident civilisé. La frontière du monde sauvage se déplace avec les grandes découvertes. Désormais, le sauvage est nu, anthropophage, d’Amérique ou d’Afrique, en tous les cas non occidental. Le nouveau projet est de civiliser, mais même civilisé, le sauvage reste inférieur. L’Occident élabore la notion de race, Carl Von Linné les classe de la plus claire à la plus foncée, Carl Hagenbeck met en scène les humains sauvages dans des zoos. L’Occident étend sa domination et sa barbarie. Qui est le sauvage ?  On découvre peu à peu la sauvagerie du traitement que l’Occident réserve aux autres. Les massacres des autochtones d’Amérique, l’enlèvement des Africains pour être réduits en esclavage. Les frontières de la barbarie sont floues. Qui est qui ? Sauvage ? brouille les frontières.

Aujourd’hui qu’il n’y a plus de figure du sauvage, plus d’enfants sauvages à rééduquer, à sauver, on se tourne vers la Nature. Elle devient un objet de convoitise. Alexandre Galand nous interroge, que reste-t-il de la nature sauvage à cause de l’Homme ? « Seuls 4% des mammifères existants seraient sauvages et 71 % des oiseaux seraient de la volaille d’élevage » Les Occidentaux créent une nouvelle frontière entre sauvage et domestique et de nouveaux lieux pour conserver la nature sauvage. Ces lieux créés par l’Homme sont « considérés comme un lieu de refuge face aux excès de la civilisation », on parle de réensauvagement. Et le sauvage est là, les renards à Bruxelles, le loup en Wallonie. Il y a des ZAD pour défendre des zones de nature. Il faut connaître, protéger, coexister et lutter. Lutter pour tenter de sauver ce que l’on a détruit en si peu d’année.

La dernière partie de ce magnifique album est consacré aux personnages de carnaval. Après avoir fait le tour du monde et des époques, on revient aux légendes du fond des âges. Finalement, en Occident aussi, les sauvages sont là. On vainc les démons, on chasse le diable avec le carnaval. Schnappviecher, Kuberi, Burryman, Boes, Mamuthones… on défile au carnaval pour le retour du printemps, on espère les faveurs de la Nature et on fait fuir le monstre de l’hiver. L’Homme civilisé est grimé, masqué de telle façon qu’on oublie l’humain derrière le masque, le costume. Ces personnages des carnavals d’aujourd’hui, issus des montagnes, des régions reculées de l’Europe sont le lien avec la Nature, les temps anciens des sauvages.

Les auteurs citent Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage (1962). « Il n’y a pas de civilisation ‘primitive’, il n’y a pas de civilisation ‘évoluée’, il n’y a que des réponses différentes à de problèmes fondamentaux identiques ».

Hélène Théroux