Archives par étiquette : colonialisme

Nos territoires

Alex LORETTE, Un fleuve au galop, Genèse Édition, 2023, 247 p., 22,5 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 9782382010259

lorette un fleuve au galopTout au long du roman, nous suivons les récits de plusieurs personnages. Il y a d’abord Lucie, qui est née au Congo et n’a jamais été heureuse en Belgique. Ensuite, il y a sa fille Félicité avec qui elle n’a jamais réussi à communiquer. On suit également les histoires du père André, autrefois appelé Nkisu, de Massiga, la nourrice de Lucie et enfin d’Edmond, l’arrière-grand-père de Lucie, un colonisateur sanguinaire.

Lucie aimerait retourner au Congo, cette terre qui l’a vue naître, au bord du fleuve, dans les années 1940. Malgré sa couleur blanche, elle s’est toujours sentie noire à l’intérieur, une Congolaise. À présent, il est trop tard. Elle est clouée au lit dans sa maison de retraite. Elle pourrait demander à sa fille qui habite en Norvège de l’y accompagner, mais elle n’a plus de contact avec elle. Seuls lui restent les souvenirs dans lesquels elle plonge à corps perdu, au risque de s’y perdre. Lucie se souvient de Massiga, cette Congolaise qui l’a éduquée comme sa propre fille. De Koko, son grand-père, qui considérait les Congolais comme des sauvages. De son père, presque toujours absent. De ce 28 mai 1958 où, âgée de 17 ans, on l’envoya en Belgique pour étudier dans un pensionnat de sœurs. Lucie repense aussi à Nkisu, son ami d’enfance qui allait chez les pères blancs. Elle se souvient de leurs parties de foot, de leurs baignades dans le fleuve, mais aussi de ce jour d’été de 1957, où ils se sont aimés et où sa vie a basculé. Elle évoque sa grossesse cachée. La naissance de Félicité et le départ vers la Belgique, en 1958, sans son enfant, seule et sans d’autres bagages qu’une volonté tenace de revenir au plus vite au Congo. Continuer la lecture

Sauvagerie, nature et civilisation impitoyable

Alexandre GALAND, Delphine JACQUOT, Sauvage ?, Seuil jeunesse, 2022,
64 p., 20,90 €, ISBN : 9791023514797  

galand jacquot sauvageEn 2018, Alexandre Galand (docteur en histoire, en art et en archéologie) et Delphine Jacquot (illustratrice) nous avaient envoûtés avec Monstres et Merveilles (Le Seuil jeunesse), une visite dans les cabinets de curiosités à travers le temps. Avec Sauvage ?, le même duo, passionné d’étrange et d’extravagance, nous emmène loin dans les questionnements sur l’autre et nos représentations de l’altérité.

Extrêmement bien documentée, Sauvage ? est une encyclopédie de 64 pages immenses, composée de 4 parties, le sauvage des légendes, des « sauvages » pour l’Occident, la nature sauvage, les sauvages masqués. Un immense album jeunesse, un texte-image pour adultes et enfants nous invitant à penser l’autre. On y trouve les belles illustrations (les crédits se trouvent détaillés à la fin du livre), les mises en scène fabuleuses de Delphine Jacquot dont on reconnaît le trait. Continuer la lecture

L’univers carcéral en Nouvelle-Calédonie

Chantal DELTENRE, Camp Est. Journal d’une ethnologue dans une prison de Kanaky Nouvelle-Calédonie, Postface de Marie Salaün, Anarcharsis, coll. « Les ethnographiques », 228 p., 16 €, ISBN : 9791027904440

deltenre camp estEthnologue, écrivaine, autrice de La maison de l’âme (Editions Maelström, 2010), Chantal Deltenre livre dans Camp Est un journal de terrain qui évoque la mission d’observation ethnograhique en milieu carcéral dont elle a été chargée. Étrangère à la culture kanak, au monde calédonien et extérieure à l’institution pénitentiaire, elle côtoie durant un mois le « Camp Est » situé sur l’île de Nou, une prison de Nouméa dont elle décrit et analyse le fonctionnement, les cercles de violence physique, structurelle, sociale, symbolique, mais aussi les enjeux et l’impensé. Le récit est avant tout celui d’un dépaysement, d’un saut dans un monde doublement inconnu (culture kanak, monde mélanésien et espace carcéral), d’une attention à la dimension coloniale de l’institution pénitentiaire. Toujours placée sous la souveraineté de la République française, la Nouvelle-Calédonie a très tôt été conçue par la France coloniale comme une terre de bagnes sur laquelle expédier les détenus de droit commun ou politiques (quatre mille Communards, dont Louise Michel, furent transférés dans des pénitenciers calédoniens). Ce qui frappe Chantal Deltenre, ce sont les suicides des jeunes détenus, la composition de la population, à majorité kanak (90% de détenus kanak, presque toujours issus de quartiers défavorisés, de squats), la minorité de prisonniers caldoches, d’origine européenne, la crise identitaire, psychique que l’enfermement induit. Continuer la lecture

Tueurs d’espoirs

André-Joseph DUBOIS, Le septième cercle, Weyrich, coll. « Plumes du coq », 2020, 508 p., 20 € / ePub : 14.99 €, ISBN : 978-2-874896-10-1

andré-joseph dubois le septieme cercleAndré-Joseph Dubois est décidément un auteur singulier. Loin des effets de mode, il pratique l’écriture au long cours et il accoste de temps à autre un roman à la main, sans tambour ni trompettes. Son nouvel opus est doublement placé sous le signe du chiffre sept, par son titre et son ordre dans son œuvre publiée. Le septième cercle fait sans doute référence, sans que l’auteur y fasse explicitement allusion, à l’Enfer de Dante Alighieri, qui classifie les âmes damnées en neuf zones circulaires selon la catégorie de péché commis. La septième concerne plus précisément les actes de violence, une réalité qui imprègne sans aucun doute l’existence entière de Léon Bourdouxhe dont ce dernier nous livre le récit dans l’ordre chronologique. Continuer la lecture

Anamnèse et Graal intime

Philippe REMY-WILKIN, Vertige !, MaelstrOm, coll. « Bookleg Bruxelles se conte », 2019, 36 p., 3 €, ISBN : 978-2-87505-347-3

Le récit Vertige ! est bâti à l’image du tableau Vertige, l’escalier magique de Spilliaert, qui figure en couverture. Avec brio, entre impossible anamnèse et démon de la logique, Philippe Remy-Wilkin campe une fiction aussi entêtante qu’un breuvage. Sur fond d’un questionnement sur le règne de Léopold II, sur les coulisses sanglantes de la colonisation du Congo, une machine infernale (au sens de Cocteau) se met en place : à l’occasion d’une mystérieuse invitation à se rendre au Musée de Tervueren, le narrateur se retrouve embarqué dans une tectonique des plaques touchant l’Histoire et son histoire familiale. Rythmée par la voix posthume de la mère, l’architecture du récit adopte un mouvement tout en spirale. Comment lever la chape de plomb des non-dits qui écrase les siècles ? Pourquoi le narrateur en vient-il à soupçonner un « rosebud » refoulé derrière sa passion de l’Histoire ? La déambulation, la visite ethnospatiale dans les salles du Musée de Tervueren catalyse une descente spéléologique dans le temps. Quel lien ombilical avec l’Afrique a-t-il occulté ? Dans le sillage de la mort de la mère, des zones intimes tenues dans l’ombre réclament un passage vers la lumière. Continuer la lecture

Indépendance Cha Cha

Inge SCHNEID, Bakwanga, la pierre brillante. Une vie de femme au Congo de 1950 à l’Indépendance, Couleur Livres, coll. « Je », 2019, 206 p., 18€, ISBN : 978-2-87003-893-2

En 1950, à peine âgée de vingt ans, Inge Schneid débarque au Congo belge pour rejoindre son mari, Charles, alors jeune employé de la Forminière, une importante société minière. Après un voyage en avion éprouvant et une traversée du pays, elle rejoint la région du Kasaï, réputée pour ses mines de diamants. Inge fait la connaissance d’un pays encore entièrement aux mains des Belges et des Européens. La chaleur suffocante, l’humidité ambiante, les Congolais, les villages isolés, les plaines arides, les denses forêts… tout est neuf pour elle. Elle découvre la vie de colon, ses avantages et ses inconvénients. Leur quotidien semble paisible à cette époque-là : les familles bénéficient chacune de l’aide de plusieurs boys, les femmes passent le plus clair de leur temps au bord de la piscine du Club, on s’amuse le soir autour d’un bon whisky ou lors des saturday night fever… Charles n’est pas très festif, mais Inge se plait à jouer de l’accordéon dans le petit orchestre du poste. Deux cents âmes européennes vivent à cette époque au poste de Bakwanga. Tous les hommes sont employés à la société minière qui s’étend toujours plus, sur des milliers d’hectares. Continuer la lecture

Où l’on plonge avec délice dans trente-six discours royaux

Discours du Roi des Belges le 8 décembre 2018, sous la direction de Laurent D’URSEL et Eddy Ekete MOMBESA, Maelström, 2018, 112 p., 8€, ISBN : 978-2-87505-328-2

Fermé depuis fin 2013 pour travaux de rénovation, le Musée royal d’Afrique centrale de Tervuren a rouvert ses portes. C’était le 8 décembre 2018. Occasion rêvée, pour les éditions Maelström, de sortir un ouvrage collectif, d’une centaine de pages, cornaqué par l’iconoclaste rueur dans les brancards Laurent d’Ursel et l’artiste plasticien Eddy Ekete Monbesa. Et ça flingue de tout bord. Et ça flingue de partout, du Rwanda, du Congo et de Belgique. Trente-six personnalités, artistes, sénateur MR, historiens de renom, philosophes, fils et filles de colons, éditeur, experts ès muséographie, physicien, mythographe, ancien président du tribunal de première instance, etc., ont accepté de « faire le nègre ». D’écrire pour le roi, à la place du roi, le discours du roi. Celui que Sa Majesté aurait pu donner, à l’inauguration, en grandes pompes, de ce Musée ancien, érigé il y a plus de cent ans, à la gloire de l’époque coloniale, à la gloire de notre « mission », civilisatrice en diable. Continuer la lecture

Lisette Lombé ou la désobéissance civile langagière

Lisette LOMBÉ, Black words, Arbre à paroles, coll. « IF », 2018, 96 p., 12 €, ISBN : 978-2-87406-656-6

Il est des paroles performatives qui, lancées à la face du monde, font reculer les frontières du pensable et du vivre. Black words nous donne à lire, à ressentir un corps en marche. Un corps poétique branché sur le collectif, sur le politique. Artiste explorant les collages comme objets poétiques, l’écriture, la performance slam, Lisette Lombé livre un round poétique en douze chants rythmés par des collages. La textualité et les images interrogent les conditionnements idéologiques, l’intériorisation des clichés (xénophobes, misogynes, nouvelle armature du politiquement correct…), les survivances du colonialisme, les moutures actuelles d’un postcolonialisme relooké, du patriarcat. Les convoquer, les repérer permet de les dissoudre, de saper leurs soubassements inconscients, leurs ramifications socio-politiques. Continuer la lecture

Je me souviens…

Jean-Marie DUBETZ, Le rire du jeune crocodile. Une enfance au Congo belge de 1950 à 1960. Récit d’une odyssée, Traverse, 2018, 185 p., 20 €, ISBN : 978-2-93078-328-4

Le récit que Jean-Marie Dubetz nous donne à lire est composé de fragments de son enfance dans l’ancien Congo belge, depuis ses premiers souvenirs jusqu’à ses dix ans. Il souligne d’entrée de jeu sa volonté de transmettre son histoire au sein de sa famille, mais aussi auprès d’un public plus large intéressé par son vécu particulier et l’empreinte que ce dernier a laissée sur lui, à savoir la capacité d’émerveillement de l’enfant face à la beauté du monde dans lequel il a grandi. Continuer la lecture

Un grand souffle sombre et cruel comme la vie, avec quelques éclaircies…

Emmanuelle PIROTTELoup et les hommes , Cherche midi, 2018, 608 p., 20 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 9782749158112

Chère lectrice, cher lecteur,

Dès aujourd’hui, vous allez trouver dans la vitrine de votre librairie préférée le nouveau livre d’Emmanuelle Pirotte.  Autant vous prévenir tout de suite : ne perdez pas de temps pour aller l’acheter ou vous le faire offrir.

On ne peut pas dire qu’Emmanuelle Pirotte ne pratique pas l’art de se renouveler !  Après un titre en anglais – Today we live – et un suivant en latin – De Profundisvoici Loup et les hommes. Continuer la lecture

Le roi, ses fous et son jardin

Pierre-Luc PLASMAN, Léopold II, potentat congolais. L’action royale face à la violence coloniale, Racine, 2017, 246 p., 24,95 €, ISBN : 9782390250098

L’étude que publie l’historien Pierre-Luc Plasman se situe dans le droit fil de ses recherches sur la gouvernance des États coloniaux et vient combler une lacune dans l’historiographie de ce « cœur des ténèbres » que fut pendant des décennies le Congo belge. En effet, les précédents ouvrages sur la question, même si leur auteur affirme se ranger sous la bannière de l’objectivité scientifique, prenaient souvent un tour polémique, réquisitoire ou plaidoyer, quand il s’agit d’évoquer les conséquences sanglantes de la colonisation belge. Continuer la lecture

Se souvenir du passé pour mieux construire son avenir

Françoise THIRY, Sous le rideau, la petite valise brune, M.E.O., 2017, 17 €, 204 p., ISBN : 978-2-8070-0131-2

thiry sous le rideau.jpgTu t’appelles France. Tu es belgo-burundaise. Tu es arrivée en Belgique avec un Boeing de la Sabena en 1966. Tu avais six ans. Après avoir été ballottée de famille d’accueil en famille d’accueil, tu es adoptée par un couple désireux d’avoir un enfant. Tu te plieras aux codes de la société belge, soi-disant ouverte et tolérante, pour lui plaire, par crainte de retourner dans un orphelinat. Tu feras l’effort d’oublier tes premières années de vie, de ne pas poser de questions sur tes origines. Tu t’efforceras d’ailleurs de les faire disparaître, de rendre invisible la part noire qui est en toi. Mais ton inconscient, qui se souvient, souffre de cette amnésie imposée, se sent inexistant et te le fera rapidement ressentir. Pour survivre, tu devras accepter d’ouvrir la valise et découvrir qui tu es… Continuer la lecture

Le jour où la Belgique (ne) fut (pas) rattachée au Congo

COLLECTIF MANIFESTEMENT, Chronique du rattachement de la Belgique au Congo, MaelstrÖm, 2017, 212 p., 25 €, ISBN : 978-2-87505-262-9

manifestementCela devrait se passer sur une petite place, derrière l’église Saint-Boniface à Ixelles-Elsene, dans le triangle du quartier Matonge. Une plaque en émail, lettres blanches sur fond bleu, apposée sur un mur : « Place-Patrice Lumumba-Plein, Premier ministre de l’État indépendant du Congo, 1925-1961 ». Mais la bourgmestre et le collège échevinal de la commune n’en veulent pas, depuis de longues années, et découragent toutes les initiatives, y compris clandestines, en ce sens. Cela pourrait aussi se passer, carrément, sur la place des Martyrs, et plus exactement sous le monument de ladite place : le Collectif Manifestement voudrait y inhumer la dépouille (ou le peu qu’il en reste) de l’homme politique congolais, assassiné dans les circonstances que l’on connaît (vraiment ?), en janvier 1961. Mais ici aussi, ça coince. Ce qui ne serait peut-être pas le cas si… le royaume de Belgique était tout simplement rattaché à la république du Congo. Une plaisanterie ? Une aberration ? Une incongruité ? On n’oserait pas dire « une blague d’étudiants », car le Collectif Manifestement se fendrait aussitôt, en pleines vacances d’été, d’un droit de réponse au Carnet, tout ce qu’il y a de plus sérieux… Continuer la lecture

Entre Congo et Belgique, la longue marche des créateurs artistiques

Créer en postcolonie. 2010-2015, Voix et dissidences belgo-congolaises, volume édité sous la direction de Sarah DEMART et Gia ABRASSART, Bruxelles, coédition Africalia et Bozar Books, 2016, 330 p., 14,90 €   ISBN : 9789074816496

postcolonieDepuis plusieurs années, les recherches scientifiques et les projets muséographiques consacrés aux relations entre les pays européens et leurs anciennes colonies africaines ont pris un nouvel essor. En témoigne ce volume de textes et d’images, recueillant des interventions de chercheurs et de plasticiens, belges et congolais, entre 2010 et 2015.

Impossible en quelques lignes de résumer toutes les problématiques que soulève ce livre de plus de trois cents pages, où s’exprime une multiplicité de points de vue. Mais où se lit de manière sous-jacente une question récurrente : comment se situer encore et toujours, face à l’héritage colonial, sans hypocrisies, dénis ou faux-fuyants ? Continuer la lecture