Noëlle MICHEL, Demain les ombres, Le bruit du monde, 2023, 320 p., 21 € / ePub : 15,99 €, ISBN : 978-2-493206-36-7
Demain les ombres, le deuxième roman de Noëlle Michel, se situe à la frontière des genres : entre science-fiction et roman historique ou plutôt préhistorique, entre utopie et dystopie. Il se situe aussi à la frontière de deux mondes : celle qui sépare Homo sapiens d’Homo neanderthalensis. Les amoureux et amoureuses de l’Homme de Spy et autres Néanderthaliens apprécieront.
Le roman alterne également deux époques, séparées d’une bonne cinquantaine d’années, dont il franchit les frontières à chaque chapitre, du moins au début du livre : celles qui séparent Lune Rousse, Néanderthalienne, et Eva, une chercheuse en paléoanthropologie embarquée dans un projet génétique fameux ou fumeux, selon les points de vue. Noëlle Michel a par ailleurs imaginé une temporalité originale pour son récit puisqu’elle ne le date pas selon les initiales A.C.N. ou P.C.N. de l’ère chrétienne mais selon celles d’A.C., certains épisodes se situant avant A.C., d’autres après A.C., le mystère entourant A.C. n’étant révélé qu’après quelques dizaines de pages.
Si, au départ du roman, Eva travaille à l’université de Gand (où vit Noëlle Michel, Française née à Dijon), elle se retrouve bien vite dans le Morbihan, entre le Mont Dardon et le Mont Beuvray, dans une région isolée, rendue à la nature sauvage, censée accueillir de nouveaux Néanderthaliens dans un biotope qui devrait leur être familier. Elle y materne et étudie deux bébés Néanderthaliens clonés dont elle surveille et analyse l’évolution. Si l’aspect scientifique la passionne, la dimension éthique du projet ne cesse de la hanter. Comme le lecteur et la lectrice quand le roman les amène un demi-siècle plus tard avec une nouvelle génération : celle de la tribu qui s’est développée en quelques décennies. Celle-ci évolue sous les caméras de drones qui les survolent et les filment en permanence, sous la menace d’une mystérieuse Bête. Entretemps, l’approche scientifique s’est en effet doublée d’une démarche commerciale et médiatique sous la forme d’une émission de téléréalité sur la rhizosphère : Néan Story. Néan Story, pour histoire de Néanderthal se plaît-on à penser ou, pire, pour histoire du néant. Un quatuor de Sapiens, Adam (eh oui), Dezba, Pablo et Lou, est envoyé dans le clan des Néans qui croyaient être seuls au monde, terrorisés à l’idée de franchir la limite extrême de leur territoire reconstitué : les Confins. Mais si les uns ignorent tout de leurs étranges visiteurs, les autres ont appris à connaître les membres de la tribu via les épisodes de Néan Story.
Dès la confrontation entre ces deux univers, Noëlle Michel déroule toute une série de thèmes comme la liberté, l’égalité, l’étranger, les identités, la méfiance, l’altérité, la domination, la cupidité, les manipulations de toutes sortes, les tabous et les croyances, notamment en un dieu féminin, l’ultra moderne solitude et la vie sauvage en groupe, sans oublier toutes les déclinaisons autour des relations sexuelles : séduction, désir, jalousie, etc. Nos relations, souvent prédatrices, au vivant et à la nature sont également abordées, ainsi que les défis pour trouver sa place dans le monde d’hier et d’aujourd’hui. D’un côté, il y a ces humains post-modernes qui pensent tout contrôler, y compris des clones de leurs ancêtres, d’un autre côté, il y a ces Néanderthaliens confrontés à tout un monde de mystères, de craintes, de croyances mais baignés par ailleurs par un mode de vie apaisé, équilibré. L’autrice a mis en place tout un dispositif narratif qu’elle va pousser dans diverses directions comme si elle était elle-même la rapporteuse de l’expérience scientifico-médiatique qu’elle a imaginée. Et c’est dans l’intimité des sentiments qui surgissent entre ces différents protagonistes, la force de leurs relations et des émotions qu’elles suscitent, que ce roman prend sa vraie profondeur.
Au fil des pages, le roman de Noëlle Michel prend de plus en plus de consistance dans l’opposition de deux modèles civilisationnels, entre passé et futur, sans être pour autant manichéen. Il nous tend surtout un miroir qui permet de nous interroger sur ce que nous pouvons faire subir à notre planète et à ses habitants en tant qu’homo sapiens. Il nous interroge finalement sur notre constante volonté, quelles que soient les époques, « d’un contrôle quasi absolu plutôt que d’accepter l’insoutenable imprévisibilité de l’existence. »
Michel Torrekens