Maurice MAETERLINCK, La vie des fourmis / La vie des termites, Postface de Mathilde Régent, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2023, 390 p., 9 €, ISBN : 978-2-87568-566-7
Dans la vaste production de Maurice Maeterlinck, les essais consacrés aux insectes sociaux occupent une place à part. Cette trilogie se trouve distendue, par sa chronologie d’abord, mais aussi par sa tonalité. Elle s’ouvre en 1901 avec La vie des abeilles, qui jouira d’un immense succès. Paul Gorceix jugeait que cet ouvrage pose « le problème de la Weltanschauung de Maeterlinck et, au-delà, celui de sa personnalité ». Que révèle en effet cette attention particulière à des collectivités invisibles, vivant en système clos dans le complexe réseau alvéolaire ou souterrain qu’elles ont dessiné, se reproduisant et s’organisant selon des modèles immuables depuis des millénaires sans doute, mais qui échappent encore partiellement à notre compréhension ? Cet intérêt croissant pour les ruches, les termitières et les fourmilières serait-il l’indice d’une fascination malsaine envers les régimes autoritaires ? Car si l’on transpose leur fonctionnement aux collectivités humaines, le pire régime des castes apparaît d’une bienveillance extrême…
Le regard de Maeterlinck est en fait très avant-gardiste pour l’époque, car beaucoup plus « sociétal » que social. Si « petites, oiseuses, et presque enfantines » que peuvent apparaître ses observations, elles sont censées nous dévoiler « une face assez inquiétante de l’Anima mundi ».
Mathilde Régent, dans la postface éblouissante qu’elle consacre à la réédition de La vie des fourmis et des termites, place avec raison la réflexion de Maeterlinck dans le sillage de ce que Nicolas Bouvier définissait comme une « dramaturgie entomologique ». Sans doute, avant le Belge, le naturaliste français Fabre avait-il déjà donné une étoffe, une épaisseur, un tour tragique à ce peuple grouillant et minuscule qui a de loin précédé les humains sur le globe – et qui leur survivra sans doute à jamais. Mais là où Fabre s’attachait à un individu spécimen pour faire comprendre les mécanismes de l’espèce (relire par exemple les pages, jubilatoires, sur le bousier, nouveau Sisyphe en prise avec sa boule d’excrément), Maeterlinck adopte un point de vue global, universel. Alors que pour les abeilles, il avait procédé en observateur, pour les deux volumes postérieurs, il agit plutôt en rêveur, s’inspirant, sinon plagiant, d’innombrables lectures sur le sujet. Il aboutit ainsi à des textes contaminés par le « trouble », aussi bien dans la représentation du sujet, dans leur expression et dans leur intentionnalité. A-t-il voulu être scientifique, philosophe, moraliste, tout cela en même temps ? Mathilde Régent pose tous les enjeux de ce questionnement, où se croisent, « en proximité et en perspective », les destinées des humains et des insectes.
Le volume le plus captivant de la série reste – mais c’est un goût tout personnel, je l’avoue – celui dédié aux termites (1926). La guerre et la montée des régimes forts sont passées par là, laminant l’idéalisme qui planait au-dessus des laborieux hyménoptères. Les isoptères, eux, retranchés dans leur sombre et inexpugnable forteresse, sont autrement effrayants et hantent un authentique enfer, au regard des charmants rayons mellifères de la ruche. Chez ces Nibelungen à six pattes, tout est régi par un communisme impitoyable, qui verse dans le cannibalisme pur et simple. La description de l’habitat, sorte de dôme obscur où les larves sont étagées suivant leur degré de développement, fait froid dans le dos. Les portraits des différentes types de castes (ouvriers, soldats) culminent en horreur au moment où l’on arrive au « couple royal » avec le roi, « sorte de prince consort, […] minable, petit, chétif, timide, furtif » et la reine, « un gigantesque ventre gonflé d’œufs à en crever, absolument comparable à un boudin blanc d’où émergent à peine une tête et un corselet minuscule, pareils à un bout d’épingle noire fiché dans un saucisson de mie de pain ».
Cet ouvrage, peut-être le plus fataliste de Maeterlinck, suinte d’une angoisse quant à ce que pourrait devenir l’humanité si elle sombrait dans le collectivisme décérébrant. Aussi l’auteur y reporte-t-il ses espérances résiduelles sur « la faculté à l’aide de laquelle nous comprenons finalement que tout est incompréhensible ; et regardons les choses au fond de l’illusion humaine » : l’intelligence. N’en avons-nous pas plus que jamais besoin ?
Frédéric Saenen