Laisse-moi rêver encore un peu

Un coup de cœur du Carnet

Daniel DE BRUYCKER, L’ombre et autres reflets, Herbe qui tremble, coll. « D’autre part », 2023, 142 p., 18 €, ISBN : 978-2-491462-55-0

de bruycker l'ombre et autres refletsL’Auteur est mort, se dit-il. Certains ne s’en plaindront pas, embarrassés qu’ils étaient par la survivance de cette instance investie d’une « autorité » – tout ce qui est détestable à l’époque, s’exerçât-elle sur un texte… D’autres continueront à entretenir le culte de cette figure à travers son incarnation humaine, espérant l’entrevoir, lui adresser quelques mots, voire le toucher, et ainsi manifester leur reconnaissance infinie, leur adulation.

Et les personnages, ont-ils seulement leur mot à dire quant à cette réévaluation contemporaine de l’Auteur ? Partent-ils encore en quête de leur démiurge, comme dans telle pièce bien connue de Pirandello ? Tentent-ils d’entrer encore en dialogue avec leur deus ex machina, par exemple pour lui suggérer une fusion totale (« Madame Bovary, L’assassin de Roger Ackroyd, c’est toi et c’est moi ») ?

Ils sont rares en Belgique francophone, les textes qui portent aussi loin le vertige narratif que L’ombre et autres reflets de Daniel De Bruycker. Bien sûr, on y entend de lointains échos de Michaux ; on y devine aussi une empreinte borgésienne, d’autant plus identifiable qu’elle est revendiquée. Ce serait une bien faible facilité que de se borner à ces rapprochements pour souligner les profondes qualités de créativité et l’exhaussement majeur vers l’imaginaire qui entrent en jeu dans ce livre.

On arrive ailleurs quand on lit De Bruycker. Ailleurs dans l’espace comme dans le temps. À suivre les Doppelgänger, les avatars (au sens indien bien sûr), les usurpateurs, les portraits parfaitement réfléchis et les clones de papier inconséquents qui traversent ses histoires, le lecteur en devient un rouage nécessaire. Il capte que tout cela n’existe que par le seul glissement de son œil sur les lignes défilant sur la page, et en même temps, il reste convaincu que tout cela fut, est ou sera vrai quelque part, dans cette doublure de la vie qu’est toute littérature aboutie.

Des « nouvelles », vraiment ? Non. Ce sont des contes, dont la sophistication n’est jamais préciosité. Ce sont des bijoux rassemblés dans une boîte à parfums, imprégnés de fragrances puissantes ; on les hume avec autant de désir que d’angoisse, on plonge le regard dans le trouble de leur eau, pour y chercher sa propre image, biseautée. Ce sont des histoires, complexes comme le sont toutes les évidences, menteuses comme seule la vérité peut l’être. C’est l’art même, dont seul est capable un Auteur, de questionner l’écriture et d’en ciseler, dans un même mouvement, les réponses.

Frédéric Saenen

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