Pascale SEYS et Carine BRATZLAVSKY, Virginia Woolf, écrire dans la guerre, Midis de la poésie, 2023, 52 p., 10 €, ISBN : 9782931054086
De Virginia Woolf nous ne connaissons que peu de portraits. À vrai dire, toujours le même, présenté sous différentes nuances de gris. Fantomatique, transparente, Woolf nous apparaît sous un angle unique. Dans cet essai concis et parfaitement maîtrisé, Pascale Seys et Carine Bratzlavsky ajoutent une dimension à l’image fatiguée de l’autrice anglaise : on l’y découvre mouvante, mordante, habitée d’un feu que ni les conventions ni l’épouvantable marche du monde ne parviennent à étouffer.
Il est rare, au cours de l’Histoire, qu’un homme soit tombé sous les balles d’un fusil tenu par une femme ; la vaste majorité des oiseaux, des animaux tués, l’ont été par vous et non par nous.
À travers l’étude rigoureuse des écrits de l’autrice, plus particulièrement celle de son Journal d’écrivain et de sa correspondance prolifique avec sa sœur adorée, Vanessa Bell, l’ouvrage prend le parti de l’intime et trace une géographie intérieure toute de braises et de colère, de mouvements d’âme orageux, excessifs, voguant d’un extrême à l’autre de la carte, amour et haine mêlés avec la même intensité dans un quotidien pétri d’injustices personnelles et collectives. On connaît l’engagement de l’autrice pour les droits des femmes à disposer tant d’elles-mêmes que de leur temps, mais on oublie souvent l’insolence et la radicalité avec laquelle Woolf revendique ses positions politiques – hésitant, par bravade, à se déclarer Juive russe auprès d’une assemblée de bourgeois antisémites, « mais je garde cela pour le prochain concert ».
Écrire dans la guerre révèle une amertume bien éloignée de la douce mélancolie que l’on suppose à l’autrice, perdue sous les voiles de tristesse apposés par les années sur son visage. Dans ce visage flamboie pourtant un regard acerbe, posé notamment sur les libations populaires qui entourent l’annonce de l’armistice du 11 novembre 1918, dans lesquelles Woolf ne voit qu’une « fête pour domestiques conçue pour pacifier et satisfaire les gens, quelque chose de calculé, de politique, d’hypocrite » ; un écran de fumée mystifiant la sphère publique comme privée au détriment du seul sujet digne de valeur à ses yeux (car salvateur autant que destructeur) : la littérature.
Virginia Woolf dira souvent qu’entre le rire et l’angoisse, son corps est comme coupé en deux. Aussi, pour réparer et réconcilier les lambeaux épars, plongera-t-elle son corps tout entier dans l’écriture. Nulla dies sine linea.
Écrire dans la guerre est un titre habile, qui réunit le moteur de l’autrice et l’objet de sa lutte : une guerre qui se matérialise sous des formes multiples, une colonie de « démons noirs et velus » qu’elle s’acharnera à combattre – jusqu’à choisir la mort. Si cette cinquantaine de pages voit se chevaucher maladie mentale, violences sexuelles et deux guerres mondiales, un espace comme une dimension parallèle y est réservé pour que fleurissent un amour sororal vertigineux, une myriade de petits animaux, des convictions défendues au point de s’en brûler les entrailles et une ironie jubilatoire.
Au gré d’un minutieux assemblage de détails, Pascale Seys et Carine Bratzlavsky tracent les contours d’une femme vivante, ambivalente, dont le désespoir n’a d’égale que la force de caractère avec laquelle Virginia Woolf a défendu tout ce qu’elle aimait.
[…] la vie continue. C’est à la fois sa démesure et sa petitesse qui la rendent possible.
Louise Van Brabant