Un coup de cœur du Carnet
Tarek ESSAKER, Les Cheminants, Récit poétique, Trad. en arabe de Ziad Ben Youssef, Préface de Vincent Lefèvre, Postface en français et préface en arabe de Rafika Bhouri, Arbre à paroles, 2023, 284 p., 18 €, ISBN : 9782874067327
Éblouissante méditation poétique autour de la figure d’Agar/Aghar, servante de Sarah, qui donne à Abraham un fils, Ismaël, Les Cheminants mène la poésie dans des régions invocatoires et oniriques où langue, monde, vision, histoire, religion se ressourcent. À la femme sacrifiée de la Genèse, à la femme qui donna naissance aux douze tribus et que Sarah condamna au désert avec l’assentiment d’Abraham et la bénédiction de Dieu, Tarek Essaker donne une voix plurielle, de sable et de silence brûlant, soutenue par les figures d’Aref, le témoin, de Dieu, des Cheminants, des prophètes, de Yaccoub/Jacob.
Fresque hypnotique portée par une écriture oraculaire, le récit gravite comme un derviche tourneur autour de la question « qui es-tu, Aghar, Agar ou Hajer ? ». Stérile, Sarah offre Aghar à son époux afin d’assurer la lignée d’Abraham. Lorsque Aghar, princesse nubienne devenue esclave, accouche d’Ismaël, lorsque Sarah donne finalement naissance à Isaac, la sentence de répudiation tombe de la bouche de l’épouse officielle. Ostracisée, la femme de chair illégitime tombe dans l’absence, condamnée à l’exil et à l’errance dans le désert. Le sceau de l’injustice et de la blessure qui ricoche de génération en génération prend la forme d’une loi qui frappe Aghar mise au ban de l’ordre établi par le monothéisme, par le régime patriarcal mais aussi par la figure de la matriarche qu’incarne Sarah. De ce drame auroral, de ces personnages qui peuplent le judaïsme, l’islam, le christianisme, Tarek Essaker tisse une arche poétique en quatre livres, qui questionne jusqu’au vertige les liens entre l’humanité et Dieu, la généalogie de la communauté des humains basée sur l’éjection d’une figure autre, étrangère à l’ordre établi, Aghar qui hante ce texte d’une beauté saisissante.
On l’a nommée Hajer, Aghar ou Agar, l’éloignée, l’exilée.
Ton nom préside à ta destinée,
disait Aref (…)
Aghar se taira longtemps, sa mort jugera notre silence
et son sacrifice sera une croix de trop.
Aghar ne mourra pas sur la croix.
Elle marchera vers elle-même.
Elle vivra l’enfer de son absence
et l’abîme un instant ouvert fera retomber le silence
Élisant des paroles-énigmes, retraçant les voix des prophètes, le martyre d’Aghar qui, emmurée dans le sable du désert, sombre dans la folie, dans ce que les hommes déclarent démence, l’auteur nous offre de cheminer dans la lignée clandestine que l’histoire officielle a relégué dans l’invisible. Il est question du tressage entre les visages et le meurtre, entre la puissance de la nomination et la rencontre entre Dieu, les hommes et le désert. Il est question du geste qui cimente la communauté humaine, à savoir l’exclusion d’Aghar dans la nuit du néant.
Qui est-tu Aghar la folle ?
Tu es la nuit et tu marches vers ton nom.
Aghar la bleue, qui es-tu ?
Avec Tarek Essaker, Aghar revient de l’exil, traverse le désert des millénaires ; avec Tarek Essaker, la poésie se reconnecte avec le souffle et la vision qui illuminent les œuvres d’Al-Mutababbi ou, plus proches de nous, d’Adonis, de Mahmoud Darwich. Comment vivre, survivre quand on est frappée par le décret émis par Sarah, « va-t’en ? », quand personne, entité humaine ou divine, ne se lève pour arrêter le sacrifice, quand personne ne rejoue la scène d’Isaac et du bélier ? Il y aura l’ange qui, envoyé par Dieu, découvrant Aghar et son fils errant dans le désert de Beer-Sheva, mourant de soif, les mènera près d’un puits et annoncera à Aghar que tous les hommes, tous ses frères se dresseront contre son fils Ismaël. Le recueil en français se prolonge par sa version en arabe, dans la traduction de Ziad Ben Youssef. L’ombre d’Aghar, la privée de visage et de parole, sort de son ghetto mental et historique, se plante devant les maîtres qui l’ont réduite à la poussière, au néant, à l’illisibilité du non-lieu.
Véronique Bergen